Calixte Mélinge dit l’abbé
Alta
L’invasion philosophique préparatoire
conférence, 1915
L’INVASION PHILOSOPHIQUE
PRÉPARATOIRE (1)
Vous avez lu, n’est-ce pas? Mesdames et Messieurs,
les deux derniers exploits des barbares teutons: là où ils
luttent pour avancer, ils lancent sur leurs adversaires des gaz asphyxiants;
là où ils sont forcés de se retirer, ils empoisonnent
les sources. On s’indigne spontanément de ce double crime commis
contre les lois de la civilisation: ce serait donc aux conférenciers
une éloquence vaine d’exciter la colère de leurs auditeurs
contre les procédés que tout le monde réprouve. Aussi
je ne viens point à ce propos en appeler à votre indignation;
mais, comme toujours solliciter votre réflexion, et vous demander
si vous aviez observé comment nos ennemis, bien avant d’exercer sur
les eaux potables et sur l’air atmosphérique cet empoisonnement matériel,
avaient, chez nous, durant |2 des années,
vicié l’atmosphère intellectuelle et empoisonné les
sources de la pensée.
C’est bien une certitude positive pour vous, n’est-ce
pas? que vous pensez, puisque vous êtes de l’espèce humaine,
non pas seulement animale; et c’est un fait que l’homme pense avant d’agir,
que nos actes extérieurs sont l’exécution d’une idée,
d’une pensée intérieure. Aussi ceux qui veulent diriger notre
action, ceux qui veulent nous mener à leur but, commencent-ils,
s’ils sont habiles, par diriger notre esprit, par former, ou déformer,
à leur gré, nos idées: et voilà ce que les Allemands,
avec une obstination et une habileté prodigieuses exécutaient
en France, par tous les moyens, surtout les moins honnêtes, depuis
plus d’un demi-siècle.
Avant d’attaquer l’Empire, en 1870, ils y avaient
à l’avance, par la politique et par la presse, introduit sournoisement
l’anarchie; avant d’assaillir militairement la République, voilà
dix mois, ils y avaient audacieusement fait triompher dans l’opinion bourgeoise,
non seulement populaire, et jusque dans l’enseignement officiel, le matérialisme,
l’athéisme, l’indifférentisme, l’antimilitarisme, qui sont
les quatre points cardinaux de l’esprit de servitude.
C’était une chose étrange vraiment
que la docilité naïve avec laquelle ces prétendus indépendants
que sont les Français, dominés par les industries allemandes,
subissaient jusque dans les matérialités les plus terre à
terre la mode importée d’Outre Rhin; comment les parisiens les plus
légers se résignaient à s’habiller lourdement, et
dissimulaient dans de longues chaussures leurs petits pieds, qui sans doute
auraient semblé une insulte aux palmipèdes germaniques. Mais
c’était une déformation bien autrement suggestive que cette
admiration devenue obligatoire dans ce qu’on appelle «la bonne société»,
|3 depuis qu’il n’y a plus d’aristocratie
en France, pour la littérature et la musique allemandes; plus encore,
la suppression pratique de l’étude et de la lecture des classiques,
non seulement grecs et latins mais français, dans l’enseignement
à peu près général.
Les élèves de nos lycées étaient
excusables, certes, de croire, sur l’affirmation magistrale de leurs professeurs,
que le matérialisme était la religion unique de tous les
hommes intelligents; et d’ignorer, ce qu’on les empêchait de savoir,
que le spiritualisme, au contraire, fut la Foi universelle de tous les hommes
de génie depuis le commencement de l’histoire, et, dans notre Occident,
la prédication éloquente des Orphée, des Eschyle,
des Sophocle, des Euripide, des Socrate, des Platon, des Aristote, des
Plotin, chez les Grecs; des Corneille, des Racine, des Descartes, des Pascal,
en France; comme des Newton en Angleterre, des Kant et des Leibnitz dans
la vieille Allemagne; puis plus proche de notre temps, chez nous, des Victor
Cousin, des Jules Simon et tant d’autres qui, sans égaler les grands
philosophes de l’antiquité, surpassaient certes les médiocres
pédants de l’incrédulité actuelle. Mais c’était
une honte, et j’ose dire un crime à l’opinion dans le meilleur monde
parisien, depuis que nous sommes en démocratie, d’accepter platement
cette suppression de notre gloire intellectuelle comme de notre histoire
politique. C’est une triste consolation à nos philosophes spiritualistes
français dont la raison domine l’abaissement général,
les Boutroux, les Bergson, que ce matérialisme soit en France une
importation allemande, comme la substitution des insanités et des
boursouflures germaniques dans l’art et dans la mode à notre bon sens
naturel et à notre tact de la mesure. Mais j’en suis, pour ma part,
absolument convaincu; et je viens vous faire connaître ce soir par
ses paroles authentiques l’agent, dont vous avez peut-être vous-même
glorifié le nom, qui a le plus contribué à cette importation
désastreuse. |4
|
(1) Cette conférence fut
faite, le 13 mai 1915, aux Sociétés Savantes, à Paris.
(N. de l’Editeur [de 1916]).
Calixte Mélinge
Frédéric Nietzsche
|
L’opinion
générale dans une démocratie est fatalement
le domaine des phraseurs, non pas des penseurs. Nos ennemis d’Outre Rhin
résolurent d’utiliser cette perturbation des courants traditionnels
sur le pays de France; et le démon qui depuis des siècles
travaille l’ambitieuse Germanie pour s’en faire un instrument d’oppression
sur la libre et sincère pensée française, suscita au
moment favorable l’homme choisi tout exprès pour le succès
de l’œuvre. Tandis que le spiritualisme était, au XIXe siècle
commençant, la doctrine de tous les maîtres de la philosophie
en France, les Fichte, les Schelling, les Hégel, les Schopenhaüer,
avaient fait du matérialisme l’enseignement de toutes les universités
allemandes: mais 1a forme absolument indigeste de leurs abstractions métaphysiques
les rendait complètement inassimilables pour la capacité digestive
des estomacs français. Le démon national que Guillaume II appelle
son dieu, fit donc surgir en Allemagne vers 1869 un lettré préparé
tout exprès pour insinuer chez nous le poison et le narcotique intellectuels.
Je ne prête pas à Nietzsche, en le caractérisant par
ces deux mots, un procédé qui ne soit pas le sien: l’état
idéal de l’esprit humain, selon ce déséquilibré,
c’est l’état dionysien, «l’état d’ivresse et d’extase
causées par les narcotiques ou provoquées par des phénomènes
naturels comme la surexcitation de notre vitalité au printemps»
(Lichtenberger, la Philosophie de Nietzsche, page 42); le traducteur auquel
j’emprunte cette citation dit: «état dionysien» du mot
grec Dionysos (2); mais vous savez, je suppose, que Dionysos c’est Bacchus;
et la traduction exacte en français serait donc: «l’état
bachique»; mais les disciples et apôtres chez nous de Nietzsche,
évitent de leur mieux les clartés trop crues parce que les
ombres sont nécessaires à la propagation de cette lumière
spéciale que la philosophie étrangère voulait faire
triompher chez nous de notre clair génie naturel. Permettez, je vous
prie, Mesdames et Messieurs, que je dissipe pour vous ces ombres qui ont
fait dans trop |5 d’esprits une
auréole trompeuse au faux messie du Nietzschéisme.
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(2) Tout du long dans le texte
on a une interversion dans le nom de ce dieu du i et du y
(B.G., 2016).
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Car, il
ne faut pas le nier, le Nietzschéisme était devenu la profession
de foi des personnes distinguées, comme le wagnérisme était
l’idolâtrie imposée par les concerts à la mode. Peut-être
cette apothéose du Surhomme de la philosophie allemande était-elle
plus explicable que celle du demi-dieu de la musique nouvelle, parce que
toutes les oreilles avaient entendu les éclats formidables des orchestres
et des chanteurs wagnériens; tandis que l’œuvre de Nietzsche n’étant
pas traduite en français (3) était admirée de confiance
sans connaissance préalable. Mais avouez, Mesdames et Messieurs,
que ce genre de jugement, en parfaite ignorance, fait vraiment peu d’honneur
aux esprits qui l’adoptent: et tel était en France, depuis le commencement
du XXe siècle, le jugement imposé par la mode dans les salons
parisiens où l’on faisait parade de littérature.
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(3) Une partie des œuvres de Nietzsche ont été
traduites et publiées au Mercure de France. Cette remarque bibliographique
n’enlève rien à la thèse discutée par l’auteur.
(N. de l’Editeur [de 1916]).
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Une jeune
fille intelligente et distinguée me racontait encore ces jours-ci
qu’étant allée faire visite, voilà cinq ou six ans,
chez une dame qui recevait régulièrement les représentants,
masculins et féminins, de la Société des gens de lettres,
elle survint au milieu d’un assaut d’éloges enthousiastes du révélateur
germanique que venait de révéler aux lecteurs français
un «choix d’aphorismes et de fragments» traduits par un admirateur
qui se trouvait précisément à cette réunion,
M. Henri Lichtenberger, professeur adjoint de littérature allemande
à l’Université de Paris (4).
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(4)
Friedrich Nietzsche, Aphorismes et fragments choisis, par Henri Lichtenberger
[in-18; XXXII+183 p.], Paris, F. Alcan («Bibliothèque de philosophie
contemporaine»), 1899 (B.G., 2016).
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Comme
la nouvelle venue gardait obstinément le silence dans ce concert
dithyrambique: «Et vous, Mademoiselle, lui demanda-t-on, qu’est-ce
que vous en pensez? — Je préfère dire que je n’en pense
rien», répondit-elle. — |6 Comment?
vous ne connaissez pas Nietzsche? — J’ai lu, moi aussi, les morceaux
de son œuvre que l’on m’a traduits en français; mais j’avoue qu’ils
ne m’ont pas convertie à l’athéisme ni à l’hégémonie
de la force».
Cette jeune indépendante témoigna ainsi,
elle qui gardait le silence, que seule elle connaissait le prétendu
penseur que toute l’assistance acclamait sans le connaître; cette
jeune silentiaire, sans rien dire, répondait à M. Lichtenberger
qu’on peut être expert en littérature étrangère,
sans être un juge en philosophie: car ce sont là deux domaines
aussi différents que la médecine et l’astronomie; et elle
enseignait aux enthousiastes trop peu renseignés qu’il faut savoir
dire: «Je ne sais pas!» lorsque en fait on ignore.
M. Lichtenberger avait-il trié son recueil
de morceaux choisis de façon à montrer seulement ce qui faisait
honneur à son client, comme tout avocat doit le faire? je ne sais,
car je n’ai pas ce recueil. Mais dans un autre volume du même auteur
sur «la Philosophie de Nietzsche», 13e édition Alcan,
1912, je vais vous lire des citations, sincères évidemment
car elles ne sont pas favorables, qui vous permettront de dire: «Je
connais Nietzsche», et qui vous mettront à même de le
juger.
Permettez-moi d’abord, je vous prie, une remarque,
futile en apparence, mais significative. Le son Nitch, qui exprime aussi
le nom d’une ville principale de la Serbie, s’écrit en grec par trois
lettres: il en faut trois fois plus en allemand; et cette complication qui
existe dans l’écriture existe également dans le cerveau allemand.
L’étude que j’ai là sous les yeux montre, en contant l’histoire
de la pensée de Nietzsche, quel amalgame elle fut d’idées
confuses et contradictoires; comment il passa, par exemple, d’un enthousiasme
fanatique pour Schopenhaüer et Wagner à une appréciation
exactement contraire; mais M. Lichtenberger voit juste néanmoins
quand il écrit, page 99: «Si Nietzsche prise peu la logique
et s’il ne s’attache pas à la vérité en elle-même,
cela ne veut pas |7 dire du tout que sa pensée
ait été décousue et illogique; loin de là.
Je suis persuadé au contraire que Nietzsche a très réellement
conçu un système fort bien lié dans toutes ses parties».
Bien que l’honorable professeur de l’Université de Paris n’ait pas
synthétisé ex professo cette unité logique, et que
ses analyses de chaque phase successive cachent plutôt cette unité,
la voici nettement exprimée par une courte citation qui vous montrera
tout de suite ce que c’est que cette révélation nouvelle:
«Pourquoi la vérité plutôt
que l’erreur? dit Nietzsche. Pourquoi le bien plutôt que le mal?
la règle de conduite de l’homme vraiment libre, c’est la devise
de cet ordre mystérieux des Assassins que les croisés rencontrèrent
jadis en Terre Sainte; «Rien n’est vrai; tout est permis».
(page 103).
Voici bien un éclair aveuglant, n’est-ce pas?
qui jaillit des nuages. Ecoutons maintenant les roulements du tonnerre;
du tonnerre destructeur, car «pour l’âme tragique, dit cyniquement
cet étrange poète, cet étrange créateur, la
joie éternelle du devenir comprend aussi la joie d’anéantir»,
page 48. Ce virtuose des contrebonsens nous dira plus tard (pages 106,
etc.) que «l’homme vraiment libre» qu’il prétend devenir,
n’est qu’un rouage inconscient de l’Eternel Retour, de la fatalité
toujours recommençante; mais n’allons pas si vite, et avant le coup
de foudre destructeur, écoutez la musique préparatoire:
Page 103: «Toutes ces entités métaphysiques,
mystérieuses et surhumaines que l’homme a toujours supposées
en dehors de lui et qu’il a révérées sous des noms
divers — Dieu, le monde des choses en soi, la Vérité, l’impératif
catégorique (de Kant, c’est-à-dire le Devoir) — ne sont que
des fantômes de notre imagination. La seule réalité
qu’il nous soit donné de connaître, c’est le monde de nos désirs,
de nos passions. Tous nos actes, toutes nos volontés, toutes nos
pensées sont en dernière analyse gouvernées par nos
instincts; et ces instincts se ramènent tous finalement à
un |8 seul instinct primordial, la volonté
de puissance, c’est-à-dire de domination.»
Philosophiquement, cette analyse de l’homme est aussi
complète que si physiologiquement il ne voyait en nous que l’estomac:
non seulement l’homme a des instincts, mais il a connaissance de ses instincts,
et la connaissance la puissance de connaître est évidemment
autre chose que l’instinct de domination: le désir de connaître
l’astronomie, par exemple, n’est certainement pas l’instinct ni le désir
d’obtenir puissance et domination sur le soleil, la lune, les étoiles
et sur leurs habitants. Mais la méthode de Nietzsche, comme de tous
les sophistes, est parfaitement claire pour le philosophe qui sait voir,
non pas seulement croire: elle consiste à fixer l’attention des naïfs
sur un point unique et à leur faire oublier tout le reste.
«Tout être vivant — plante, animal ou
homme – continue ce prétendu sage, tend à augmenter sa force
en soumettant à sa domination d’autres êtres, d’autres forces.»
— Page 103. — Et c’est pourquoi la guerre est bonne en elle-même
et il prédit sans trouble et sans regrets que l’Europe va entrer
dans une période de grandes guerres où les nations lutteront
entre elles pour la domination, pour l’hégémonie du monde.
— Page 154 — «Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture
triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne
à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus,
d’esclaves enchaînés à son char.» — Page 56. —
«Le progrès de la culture n’a donc pas le moins du monde pour
effet de soulager les humbles. L’esclavage est une des conditions essentielles
d’une haute culture: c’est là, il faut bien le dire, une vérité
qui ne laisse plus place à aucune illusion. C’est là le vautour
qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la
civilisation. La misère des hommes qui végètent dans
la peine doit être encore augmentée pour permettre à
un petit nombre de génies olympiens de vivre leur vie esthétique».
— Page 55. — «Un peuple n’est qu’un détour que prend la |9 Nature pour produire une douzaine de grands hommes;
l’Humanité doit toujours travailler à enfanter ces individus
de génie; c’est là sa mission; elle n’en a point d’autre.»
— Page 54.
Voyez-vous maintenant ce que c’est que le Surhornme
de Nietzsche, et quel rôle il lui donne, et quel prix il y met? C’est
l’éternelle naïveté du public, même dans le meilleur
monde, hélas! de se laisser fasciner — Nietzsche sait bien ce qu’il
disait quand il parlait de «narcotique» — de se laisser fasciner
par un mot, par une phrase un peu insolites, faciles à retenir,
et que l’on s’en va répétant avec admiration pour le créateur
du mot, pour l’inventeur de la formule, sans approfondir davantage la doctrine.
Avouez que vous ignoriez, vous aussi, Mesdames et Messieurs, ce que c’était
que le Surhomme de Nietzsche et que vous ne soupçonniez pas quel
genre de religion prêche, pour supplanter le Christianisme, le messie
qu’il prétend substituer à Jésus. Ecoutez:
Pages 154, etc.: «Voici la nouvelle loi que
je promulgue pour vous, dit Zarathustra. Devenez durs, ô mes frères!
il faut en effet que le créateur soit dur, dur comme le ciseau du
sculpteur, s’il veut modeler à son gré le bloc informe du
hasard, s’il a l’ambition d’instituer des valeurs nouvelles, de marquer
à son empreinte des générations entières, de
pétrir la volonté de l’Humanité future, et d’y inscrire,
comme en des tables d’airain sa volonté à lui. La pitié
est, pour lui, non pas une vertu, mais une suprême tentation et le
plus terrible de tous les dangers. Le «dernier péché»
de Zarathustra, le plus redoutable des assauts qu’il doit subir, c’est celui
de la pitié… Zarathustra est sorti vainqueur de l’épreuve où
Dieu a péri. Le Dieu d’amour est mort, étouffé par la
pitié… Le Sage doit être dur pour lui-même et ne reculer
devant aucune souffrance; de même il doit aussi savoir être dur
pour les autres… Ayons le courage de ne pas retenir ceux qui tombent, mais
de les pousser encore pour qu’ils tombent plus vite. Le sage doit donc savoir
supporter la vue de la souffrance d’autrui; bien plus, il doit |10 faire souffrir sans se laisser dominer par la
pitié… Qui atteindra quelque chose de grand, s’ il ne se sent pas
la force et la volonté d’infliger de grandes souffrances? Savoir souffrir
est peu de chose: de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres
en cet art. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse intime
et du doute troublant quand on inflige une grande douleur et qu’on entend
le cri de cette douleur: voilà qui est grand, voilà qui est
une condition de toute grandeur.»
Nietzsche avait-il prévu que, de son vivant,
un homme se rencontrerait qui mettrait sa doctrine en acte et qui serait
assez Nietzschéen pour vouloir soumettre l’Europe à la domination
de la force, sans crainte de faire souffrir et de sacrifier des vies humaines
par centaines de mille? Toujours est-il que Guillaume II est un parfait représentant
de la «volonté de puissance»: «Le Droit, c’est
la force», dit-il et c’est bien une armée d’esclaves qu’il
pousse, sous la menace des revolvers de leurs officiers pour asservir l’Europe
à la brute germanique. Et Nietzsche, plus pressé encore que
le Destin, écrivait le 20 Novembre 1888 à son ami Brandès,
dont nous retrouvons le nom parmi les serviteurs du Kaiser: «Je vous
jure que dans deux ans toute la terre se tordra dans des convulsions. Je
suis une fatalité»! (page 102).
La fatalité, ce n’était pas sa personne,
déséquilibrée, maladive, enfermée en elle-même
sous le joug de sa folie et incapable d’entraîner les foules, même
de soulever les applaudissements d’un auditoire: la fatalité capable
d’amener les plus lamentables convulsions, c’est sa doctrine. Écoutez
encore quelle foi, quelle vertu il prétend substituer à la
vertu et à la foi chrétiennes: «Je ne sais pas si la
vie est en elle-même bonne ou mauvaise. Rien n’est plus vain, en effet,
que l’éternelle discussion entre les optimistes et les pessimistes,
et cela pour une excellente raison, c’est que personne au monde n’a qualité
pour juger ce que vaut la vie: les vivants ne le peuvent pas |11 parce qu’ils sont partie dans le débat
et même l’objet du litige; les morts ne le peuvent pas davantage,
parce qu’ils sont morts.
Ce que vaut la vie dans sa totalité, nul ne
peut donc le dire; j’ignorerai à tout jamais s’il eût mieux
valu pour moi d’être ou ne pas être. Mais du moment où
je vis, je veux que la vie soit aussi exubérante, aussi luxuriante,
aussi tropicale que possible en moi et hors de moi. Je dirai donc «oui»
à tout ce qui rend la vie plus belle, plus digne d’être vécue,
plus intense. S’il m’est démontré que l’erreur et l’illusion
peuvent servir au développement de la vie, je dirai «oui»
à l’erreur et à l’illusion; s’il m’est démontré
que les instincts qualifiés de «mauvais» par la morale
actuelle — par exemple, la dureté, la cruauté, la ruse,
l’audace téméraire, l’humeur batailleuse — sont de nature
à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai «oui»
au mal et au péché; s’il m’est démontré que
la souffrance concourt aussi bien que le plaisir à l’éducation
du genre humain, je dirai «oui» à la souffrance. — Au
contraire, je dirai «non» à tout ce qui diminue la vitalité
de la plante humaine. Et si je découvre que la vérité,
la vertu, le bien; en un mot, toutes les valeurs révérées
et respectées jusqu’à présent par les hommes sont
nuisibles à la vie, je dirai «non» à la science
et à la morale.» Pages 105, 106.
Voilà cyniquement formulée par Nietzsche
la philosophie de ces dames du monde qui résument tout leur programme
d’existence dans cette phrase que je commentais l’autre jour: «Il
faut vivre sa vie». Et «vivre sa vie», pour ces dames
comme pour leur philosophe, c’est vivre uniquement la vie de la «plante
humaine», surtout de l’animalité humaine, sans se préoccuper
de ce qui fait l’espèce humaine supérieure à l’espèce
animale: le devoir, la vertu, l’honneur. Cette morale du devoir, c’est une
«morale d’esclaves», dit Nietzsche; et sa morale, à lui,
est une «morale de maîtres», (pages 106-107). Et l’impudence
est excessive vraiment d’intituler «maîtres» ces prétendus
«Surhommes» ou ces faux «aristocrates», qui sont
des soushommes vraiment, esclaves de leurs |12
instincts animaux, de puissance ou de jouissance. Nietzsche, il est vrai,
avait l’honnêteté d’avertir ses lecteurs que la raison ni la
vérité n’avaient pour lui aucune valeur, et qu’une seule chose,
d’après lui, constituait le Surhomme: la volonté de domination.
Peu importent les guerres, les ruines, les massacres abominables que doit
déchaîner sur le monde cette morale de brutes: «pas de
pitié»! enseigne Zarathustra, «le sage doit faire souffrir
sans se laisser dominer par la pitié». Je vous ai lu tout à
l’ heure cette page de cruauté cynique. Écoutez une autre
page qui achèvera, j’espère, votre admiration pour l’admirable
prophète de la brutalité et de l’inconscience des soldats,
des généraux et du Kaiser germaniques. (pages 158-159).
«Zarathustra enseigne que l’âme humaine
doit d’abord être semblable au chameau qui se charge docilement des
fardeaux les plus lourds: elle endure patiemment les pires épreuves,
elle se soumet volontairement aux plus rudes disciplines pour amasser un
lourd bagage d’expérience. Ensuite elle doit se faire semblable au
lion qui dit «Je veux» et terrasse sous sa griffe quiconque menace
sa liberté; elle doit vaincre le grand dragon de la Loi qui, sur chacune
de ses écailles d’or, porte écrit en lettres flamboyantes:
«Tu dois», et s’affranchir violemment du joug de l’idéal,
du Vrai, du Bien, qui lui semblait jadis si doux à porter.»
Voilà qui est parfaitement clair, n’est-ce
pas? toute la morale de l’Idéal, du Vrai, du Bien, il faut s’en affranchir.
Et si, libérés ainsi de tout ce qui nous élève
au-dessus de la Brute, nous nous sentions attristés par le regret
de l’Idéal perdu, réagissez, nous crie Zarathustra.
«Pour devenir féconde et créer
des valeurs nouvelles après avoir détruit les valeurs anciennes,
il faut que l’âme humaine devienne semblable à l’enfant qui
joue. «L’enfant est innocence et oubli, il est un recommencement,
un jeu, une roue qui tourne d’elle-même, une première impulsion,
un oui sacré». Ainsi l’âme humaine qui veut s’élever
aux |13 plus hauts sommets de la Sagesse doit
apprendre à jouer, à s’ébattre joyeusement en toute
innocence. «Malheur à ceux qui rient! disait l’ancienne Loi;
or c’est là, selon Zarathustra, le pire des blasphèmes. Le
Sage doit au contraire apprendre le rire divin: il doit s’approcher de son
but. (Vous vous souvenez quel est le but pour le sage, selon Zarathustra:
satisfaire l’instinct de domination, et ne point hésiter pour cela
à faire souffrir et à détruire.) Le sage, continue ce
nouveau messie, doit s’approcher de son but, non point à pas lents
et comme à regret, mais en dansant et en volant. C’est en sachant
rire qu’il pourra se consoler de ses échecs; il faut que l’homme apprenne
à danser par-delà lui-même, à rire par-delà
lui-même, à s’élever au-dessus de lui-même, à
se dépasser lui-même sur les ailes du rire et de la danse. C’est
là le conseil suprême de la Sagesse de Zarathustra.
Sentez-vous l’abominable parodie et l’effroyable
satanisme de cette perfection nietzschéenne? Jésus, faisant
admirer à ses apôtres l’innocence des petits enfants, demande
une innocence semblable; et par innocence il entend pureté, absence
de passions impures ou ambitieuses qui entraînent trop souvent les
hommes. Pour Zarathustra, l’innocence qu’il prêche, c’est l’inconscience.
L’homme, tel que l’a formé le christianisme, a une conscience qui
se trouble à la pensée de faire souffrir les autres, et qui
éprouve des regrets, des remords, si le mal a été commis.
«Silence à cette crainte et à ce repentir! enseigne Zarathustra»,
c’est en sachant rire, en sachant danser et voler que le surhomme franchira
joyeusement, semblable aux tourbillons du vent d’orage, les noirs marais
de la mélancolie. Cette couronne du rire, cette couronne de roses,
moi-même je l’ai posée sur ma tête; moi-même j
’ai sanctifié le rire joyeux. Cette couronne du rire, cette couronne
de roses; à vous, ô mes frères, je vous la jette. J’ai
sanctifié le rire: hommes supérieurs, apprenez à rire!»
— pages 159-160.
L’intention est manifeste de narguer la couronne d’épines
de ce Jésus, dont Nietzsche prétendait être à
la |14 fois «le continuateur et le meilleur
ennemi», — page 85, note —; de ce dieu d’amour qu’il raillait d’avoir
succombé à la pitié et pleuré sur les souffrances
de l’humanité. La double réalisation des deux doctrines opposées
rend manifeste aussi leur valeur dans la terrible épopée
que joue actuellement l’Europe entière contre le dieu de l’Allemagne.
Tandis que nos brancardiers ramassent sur le champ de bataille les blessés
ennemis pour que nos médecins et nos sœurs de charité les
soignent dans nos ambulances, les soldats allemands, par ordre de leurs
chefs, achèvent brutalement tout ce qui donne signe de vie après
chaque bataille; et poussant jusqu’à son sommet la loi de perfection
selon Zarathustra, les marins teutons riaient et gambadaient en regardant
les marins français sombrer lentement sur un navire mis en pièce
par une torpille sous-marine.
«Voici la nouvelle loi que je promulgue pour
vous, dit Zarathustra. Devenez durs, ô mes frères. La pitié
est, non pas une vertu, mais un une suprême tentation et le plus
terrible des dangers.»
Et voilà par quels moyens le Satan, le Wotan
germanique, après l’avoir prêchée par son philosophe,
voudrait imposer au monde sa loi de tyrannie en faisant de son Kaiser «un
vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite
de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves enchaînés
à son char». — page 56.
Mais non! la loi du Christ fera échec à la loi de Wotan;
la loi de liberté fera échec à la loi de tyrannie.
Et au premier rang de la bataille, c’est la France qui remportera la victoire.
La France était antichrétienne et antimilitariste, disaient
ses exploiteurs politiques. Oui! depuis trop longtemps elle semblait oublier
son histoire et renoncer à son rôle entre les nations. Mais
sous la menace des oppresseurs et des barbares, l’âme de la France,
que l’on croyait morte, est ressuscitée; et tous les Français,
oubliant leurs querelles politiques, n’ont plus songé qu’à
|15 l’honneur de la France, au salut
de la patrie; et après les premières défaites, résultat
fatal de notre incurie trop naïve, notre génie national a su
reconstituer tout l’instrument nécessaire à la terrible lutte;
il le renouvelle et le fortifie chaque jour davantage; nos généraux,
supérieurs à la fatalité, entraîneront chaque
jour leurs admirables soldats à des victoires plus décisives;
les barbares, j’en suis convaincu, seront complètement expulsés
de notre sol au mois d’août qui approche comme ils s’y étaient
incrustés au mois d ’août précédent; la France
pourra de nouveau déployer son drapeau et faire briller au soleil
de la gloire les trois couleurs patriotiques: le bleu céleste, le
blanc de l’honneur sans tache, le rouge empourpré du noble sang de
ses fils versé généreusement pour le triomphe de la
liberté contre la force brutale.
ALTA,
Dr en Sorbonne.
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BIBLIOGRAPHIE
Éditions
Calixte MÉLINGE dit l’ABBÉ
ALTA, «L’invasion philosophique préparatoire»,
in La Guerre et l’Occultisme, suivi des révélations sensationnelles
de Raphaël, le célèbre astrologue anglais. Numéro
spécial édité par Le Voile d’Isis, revue d’études
ésotériques fondée en 1890, Paris, Chacornac,
1916, pp. 1-15.
Bernard GINESTE [éd.], «Calixte Mélinge dit l’abbé Alta: L’invasion
philosophique préparatoire (conférence, mai 1915)»,
in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-20-melinge1915invasion.html,
2016.
Références
(méconnues de l'auteur mais non de son premier éditeur)
Frédéric NIETZSCHE,
Richard Wagner à Bayreuth, traduit par Marie Baumgartner
avec l’autorisation de l’auteur [in-16 ; 19 p.], Schloss-Chemnitz, E.
Schmeitzner, 1877.
Frédéric NIETZSCHE, Le Cas Wagner, un problème musical, traduit par Daniel
Halévy et Robert Dreyfus [in-16 ; 80 p.], Paris, A. Schulz, 1893.
Adrien WAGNON (1854-1908) et Paul LAUTERBACH, À
travers l’œuvre de Frédéric Nietzsche. Extraits de tous ses
ouvrages [in-16; II+92 p.], Paris, A. Schulz, 1893.
Frédéric NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal, traduit par L. Weiscopf
et G. Art [ in-8°; VII+263 p.], Paris, Société du
Mercure de France («Collection d’auteurs étrangers» /
«Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche publiées
sous la direction de Henri Albert») & Leipzig, C. G. Naumann,
1898.
Frédéric NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tout le monde et
personne, traduit par Henri Albert [in-8° ; 473 p. ; portrait],
Paris, Société du Mercure de France, 1898.
Henri LICHTENBERGER, La
Philosophie de Nietzche (in-16, 187 p.), Paris, Félix
Alcan, 1898 (12e édition en 1923).
Frédéric NIETZSCHE, Humain, trop humain (première partie), traduit par
A.-M. Desrousseaux [in-18; 498 p.], Paris, Société du
Mercure de France, 1899.
Fréderic NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles. Le Cas Wagner. Nietzsche
contre Wagner. L’Antéchrist, traduits par Henri Albert [19 cm;
355 p.], Paris, Mercure de France, 1899.
Frédéric NIETZSCHE, Pages choisies, publiées
par Henri Albert [in-18; XV+378 p.; portrait], Paris, Société
du Mercure de France, 1899.
Friedrich NIETZSCHE, Aphorismes et fragments choisis, par Henri Lichtenberger
[in-18; XXXII+183 p.], Paris, F. Alcan («Bibliothèque de philosophie
contemporaine»), 1899 (Calixte Mélinge
utilise la 13e édition, qui date de 1912).
Frédéric NIETZSCHE, La généalogie de la Morale, traduit par Henri
Albert [in-18; 286 p.], Paris, Société du Mercure de France,
1900.
Frédéric NIETZSCHE, L’origine de la tragédie, ou Hellénisme et
pessimisme, traduit par Jean Marnold et Jacques Morland [in-16; 233 p.],
Paris, Mercure de France, 1901.
Fréderic NIETZSCHE, Aurore. Réflexions sur les préjugés
moraux, traduit par Henri Albert [19 cm; 435+8 p.], Paris, Mercure de
France, 1901.
Frédéric NIETZSCHE, Le gai Savoir, traduit par Henri Albert [in-18; 413 p.],
Paris, Société du Mercure de France, 1901.
Frédéric NIETZSCHE, Le voyageur et son ombre. Opinions et sentences mêlées
(Humain, trop humain, deuxième partie), traduits par Henri Albert
[in-18; 444 p.], Paris, Société du Mercure de France, 1902.
Frédéric NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie
de l’avenir, traduit par Henri Albert [in-18 ; 353 p.],Paris, Société
du Mercure de France, 1903
Frédéric NIETZSCHE, La volonté de puissance. Essai d’une transmutation
de toutes les valeurs (études et fragments, traduit par Henri
Albert [2 volumes in-8°], Paris, Société du Mercure de
France, 1903.
Frédéric NIETZSCHE, Considérations inactuelles, traduit par Henri Albert,
Paris, Mercure de France, 1907-1922.
Frédéric NIETZSCHE, Ecce Homo, suivi des Poésies, traduit par Henri Albert
[in-16; 300 p.],Paris, Mercure de France, 1909.
Le Chant de Zarathoustra. Poésie de Fréderic
Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra) [musique imprimée, in-f°],
Paris, Alphonse Leduc (« Poème lyrique pour voix moyenne »
3), 1914.
Richard WAGNER (1813-1883) et Friedrich NIETZSCHE (1844-1900), Lettres inédites
(communiquées et commentées par Elisabeth Forster-Nietzsche,
1846-1935) [extrait de La Revue (1er-15 octobre, 1er-15 novembre
1915; in-8°; paginé 220-236 et 394-412)], Paris, La Revue, 1915.
Sur
l’abbé Alta
COLLECTIF
D’INTERNAUTES, «Abbé Alta», in
Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Abb%C3%A9_Alta,
depuis 2016.
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