Charles Forteau
La Ruelle des Marionnettes
1912
La ruelle
des Marionnettes, que chacun connaît ici, relie la place de l’Hôtel-de-Ville
à la rue Saint-Jacques; elle n’a qu’un seul numéro, et elle
est bordée de chaque côté par les murs des jardins des
maisons de la rue Sainte-Croix et de la rue Saint-Mars (qu’on ferait mieux
d’appeler Saint-Mard en raison de son origine) (1);
les portes de derrière de ces propriétés viennent s’y
ouvrir. Elle est absolument sans importance historique ou autre, aussi M.
L. Marquis n’en fait-il pas mention dans son intéressant ouvrage
sur les Rues d’Étampes. (2)
Le représentant
du peuple Couturier, qui comme on le sait (3),
vint en mission à Étampes en octobre 1793, changea les noms
anciens des rues de la ville; mais tandis que les voies parallèles
de Saint-Mars et de Sainte-Croix, ou plutôt de la Savaterie, et celle
transversale de Saint-Jacques, prenaient respectivement les appellations
de «La Maison commune, des Sans-Culottes et de l’Égalité»,
la ruelle des Marionnettes passant inaperçue, conservait sa désignation.
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(1) Forteau fait ici allusion
à l’étymologie de Mars (par exemple dans Le Petit-Saint-Mars
ou Chalo-Saint-Mars) qui est notoirement une altération
de Médard, saint mérovingien.
(2) Léon Marquis
(1843-1905), Les rues d’Étampes et ses monuments, Histoire - Archéologie
- Chronique - Géographie - Biographie et Bibliographie, avec des
documents inédits, plans, cartes et figures pouvant servir de suppléments
et d’éclaircissement aux Antiquités de la ville et du duché
d’Etampes, de Dom Basile Fleureau [in-8°; 438 p.; planches; préface
de V. A. Malte-Brun], Étampes, Brière, 1881.
(3) Notamment depuis les
travaux historiques de Maxime de Montrond puis surtout de Léon Marquis
et de Maxime Legrand.
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D’où vient ce nom de Marionnettes? On vendait autrefois à
Paris de petites statues de la Vierge qu’on appelait des Mariettes, et la
rue où se faisait principalement ce commerce était la rue
des Mariettes, des Marionnettes. Cette origine ne peut s’appliquer à
notre ruelle, où il est évident qu’aucun commerçant
n’a jamais pu s’établir.
Un auteur local moderne (4),
s’appuyant sur ce que cette ruelle limite en arrière les anciens
hôtels de Diane de Poitiers et d’Anne de Pisseleu, dit qu’elle tire
son nom des favorites de nos Rois, qui n’éludent que des marionnettes
à faire tourner et danser. Il est inutile d’insister sur cette définition
pour le moins étrange.
L’étymologie est bien plus simple, à notre avis. |
(4)
Il s’agit selon toute apparence d’Achille Dujardin, érudit local
étampois dont les publications sont souvent nourries d’observations
originales et particulièrement bien documentées, mais parasitées
par des troubles du raisonnement, au moins paranoïdes, qui mériteraient
une étude psychiatrique à part.
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A la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe siècle,
vivait dans ce lieu un maître plâtrier nommé Guillaume
Marionet, d’où la ruelle à Marionet, devenue par corruption
comme le cas est fréquent, la ruelle des Marionnettes, locution qui
sonnait plus agréablement sans doute aux oreilles du populaire.
Disons en passant que Guillaume Marionet qui est parrain
à Saint-Basile, le mercredi 15 octobre 1614, au lieu d’apposer sa
croix au bas de l’acte, étant illettré, y dessine un marteau,
outil et emblème de sa profession. Nous avons déjà fait
remar-quer quelques cas semblables.
Quant à l’altération des noms par la
tradition, nous en avons des exemples à Étampes même :
la rue Reverselieu est devenue la rue Reverseleux, celle de Lavallouère,
la rue de l’Avaloir, celle de la Porte d’Orée la rue de la Porte-Dorée
(5), etc...
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Signature de Guillaume Marionet en 1614
(5)
Étymologie tout à fait fantaisiste lancée à
Étampes par un certain G.-H. Picard, Abeille d’Étampes
du 12 mars 1892, p. 3.
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Cependant si peu intéressante qu’elle soit, la ruelle des Marionnettes
attira un instant l’attention des pouvoirs publics. C’est ce que [p.32] nous voulons raconter dans la pensée
d’ajouter un chapitre inédit à l’histoire des rues d’Étampes.
Le 9 Messidor de l’an IV (27 juin 1796), la Municipalité
recevait de plusieurs citoyens propriétaires de maisons (il y en
avait donc plus d’une à cette époque?) et de jardins aboutissant
sur la ruelle des Marionnettes, une pétition à l’effet d’obtenir
l’autorisation de la faire fermer, à leurs frais, tant aux deux extrémités
qu’entre eux.
L’assemblée, prenant cette demande en considération, l’envoya
à l’inspecteur-voyer Brice pour avoir son avis, la chose étant
de sa compétence puisque la ruelle se terminait d’un côté
à la grande route, ou la rue Saint-Jacques. Il était invité
à faire un rapport sur cette question.
Il n’y avait plus de maire en 1796, mais un président;
les citoyens Petit, Bureau, Fricaud et Boivin-Chevallier remplaçaient
les officiers municipaux sous le nom d’administrateurs ; Nasson était
commissaire provisoire du Directoire exécutif, anciennement procureur
de la Commune et ensuite agent général. Péteil était
secrétaire-greffier.
Brice avait rendu la pétition pour qu’elle
fût soumise au préalable au citoyen Dubocq, principal conducteur
des travaux publics; celui-ci qui avait reconnu d’abord l’urgence de ces
clôtures, changea d’avis et exprima l’opinion qu’elles n’étaient
pas nécessaires. Le Conseil, ne partageant pas sa manière
de voir, renvoya, le 19 Messidor, la demande des habitants au citoyen Brice
pour faire enfin son rapport. Il le remit le 24 Thermidor.
En attendant, il fut arrêté, le même
jour, qu’il serait à l’avenir formellement interdit de déposer
des immondices dans la ruelle et que les propriétaires seraient tenus
d’enlever dans un délai de deux décades, celles qui se trouveraient
devant leur murs, qui encombraient le passage et infestaient l’air. Le commissaire
de police fut chargé expressément de tenir la main à
cette prescription et d’y contraindre, par les voies de droit, ceux qui
ne s’y conformeraient pas.
Ce ne fut que le 10 Frimaire de l’an V (30 novembre
1796) que l’administration statua sur cette affaire par la délibération
suivante:
«Vu la pétition de partie des propriétaires
ayant des portes et issues dans la ruelle dite des Marionnettes, du 9 Messidor
dernier;
«L’avis du citoyen Brice, ingénieur,
du 24 Thermidor dernier, portant que l’Administration a le droit de faire
murer ladite ruelle comme mesure de police utile à une portion des
citoyens et en général au public. Sauf à lui en fixer
l’alignement d’après les ordres de l’Administration.
«Considérant que cette ruelle qui se
trouve entre deux rues latérales très fréquentées
pour le passage public, n’est réellement d’aucune utilité
au public, soit à cause de ses coudes, de son étrécité,
de son encombrement et de sa malpropreté, étant devenue un
lieu de commodités publiques qui en infestant le quartier, infesteraient
bientôt toute la commune;
«Que d’ailleurs si cette ruelle peu fréquenté
est coudée en différents endroits peut être de quelque
utilité aux différents propriétaires qui y ont des
portes et des issues, elle peut aussi leur devenir très dangereuse
en ce qu’à la chute du jour, ou la nuit, elle peut servir de retraite
aux malfaiteurs et aux gens malintentionnés, et leur donner la facilité
par sa désertion de s’introduire par dessus les murs des jardins,
même d’en forcer les portes, que déjà même plusieurs
[p.33] tentatives de cette espèce ont été faites
et effectuées et des vols commis dans les jardins.
«Que son issue sur la grande route de Paris
à Orléans pourrait sur ce point favoriser des vols sur ladite
route et qu’il est essentiel de prévenir de pareils accidents.
«Considérant enfin que cette ruelle dans
ce moment surtout où les vols et assassinats semblent s’organiser,
pourrait être un véritable guet-apens aussi dangereux pour
les citoyens de la commune que pour les voyageurs qui passent sur la grande
route, et du plus grand danger par l’insalubrité de l’air par les
exhalaisons malfaisantes qui en sortent et se répandent dans les
environs.
«II est de la prudence de l’Administration pour
éviter tous ces inconvénients et parer à tous les accidents
de la faire murer aux deux extrémités. — Ouï le Commissaire
du pouvoir exécutif, arrête par mesure de sûreté
et de police générale, que dans deux décades, la ruelle
dite des Marionnettes sera fermée aux deux extrémités
par des murs de dix pieds de haut sur l’alignement qui sera donné
par l’ingénieur, lesquels murs pour plus de sûreté seront
bien crépis, et, au milieu de chacun sera pratiqué une porte
de trois pieds de large sur six d’élévation par dessous lesquelles
pourront s’écouler les eaux; lesquelles portes seront fermées
chacune d’un cadenas, le tout aux frais et dépens des pétitionnaires;
les clés seront déposées aux archives de l’administration
pour parer à tous inconvénients de négligence de la
part des propriétaires et de pouvoir y faire la police toutes fois
et quantes elle le jugera à propos afin de constater si les propriétaires
n’y déposent pas et laissent subsister trop longtemps des immondices
qui pourraient l’encombrer et arrêter l’écoulement des eaux
et répandre de mauvaises exhalaisons.
«Que les propriétaires s’adresseront
à l’administration pour avoir les clés desdites portes pour
enlever les immondices qu’ils auraient déposées à leurs
portes toutes les fois qu’ils en auront besoin, à la charge par eux
de les remettre sitôt qu’ils n’en auront plus besoin et de demeurer
civilement responsables de tout ce qui pourrait arriver par suite de leur
négligence à fermer les portes pendant qu’ils seront dépositaires
des clés.
«Qu’expédition de la présente
délibération sera adressée au citoyen Crosnier, l’un
des pétitionnaires, pour la communiquer aux autres, et au commissaire
de police pour le notifier à chacun d’eux et tenir la main à
l’exécution.»
Cette délibération est bien claire et
bien précise et la mesure adoptée par l’administration municipale
répondait aux vœux des pétitionnaires; elle assurait la sécurité
et la propreté dans ce quartier, mais on chercherait en vain dans
la ruelle actuelle qui ne diffère en rien sous le rapport de l’hygiène
et de la tranquillité des autres rues de la ville, les traces des
clôtures projetées; rien ne fut fait. Les temps étaient
alors trop troublés et les préoccupations trop graves pour
donner suite aux projets de travaux publics même les plus utiles et
les plus nécessaires; plus d’un échoua de la même manière.
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On était
sous le Directoire, la France était dans un état de désorganisation
profonde, les guerres à l’intérieur et au dehors enlevaient
tous les hommes valides; les gendarmes même en grande partie partaient,
laissant dans notre contrée particulièrement les malfaiteurs
sûrs de l’impunité et qui sans grands risques opéraient
à leur aise. La bande [p.34] d’Orgères
commençait ses sinistres exploits dans la Beauce (6); Étampes, comme on le vit l’année
suivante, ne fut pas à l’abri de ses coups.
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(6)
Les Chauffeurs d’Orgères ont sévi en Beauce de 1785 à
1792.
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Malgré
l’insuccès de la pétition, nous tenions à rappeler
l’état dans lequel se trouvait une partie centrale de la ville, par
sa situation de la ruelle des Marionnettes en l’an IV et en l’an V, et les
craintes peu compréhensibles aujourd’hui qu’elle inspirait.
Jacques Crosnier, qui vient d’être cité,
était substitut du Procureur du Roi au Bailliage en 1790; il avait
fait partie ensuite du Directoire du district en qualité de secrétaire
en 1791. Nous le voyons mentionné dans un état relatif aux
terrains du Domaine concédés à des particuliers ou usurpés
par eux, comme ayant enclavé dans le jardin dépendant de la
maison qu’il habitait rue Saint-Mars, une ruelle qui faisait jadis communiquer
cette rue avec celle des Marionnettes.
Assurément si cette situation n’a rien de bien
important pour nous, on a vu par la délibération que nous
avons rapporté qu’elle en avait à cette époque.
Ch. F...
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