CORPUS ARTISTIQUE ÉTAMPOIS
 
Charles Forteau 
La Ruelle des Marionnettes
1912
Réédition illustrée et annotée par Bernard Gineste (2015)

Signature de Guillaume Marionnet en 1614
Signature de Guillaume Marionet en 1614

     On réédite ici un intéressant article de Charles Forteau qui est resté inaperçu parce qu’il a été publié en 1912 dans un ouvrage devenue aujourd’hui extrêmement rare, à savoir l’Amanach du Réveil d’Étampes de 1912, dont un exemplaire a été mis à notre disposition par notre cher ami Frédéric Gatineau: qu’il en soit ici remercié.

 
Charles Forteau 
La Ruelle des Marionnettes
1912


     La ruelle des Marionnettes, que chacun connaît ici, relie la place de l’Hôtel-de-Ville à la rue Saint-Jacques; elle n’a qu’un seul numéro, et elle est bordée de chaque côté par les murs des jardins des maisons de la rue Sainte-Croix et de la rue Saint-Mars (qu’on ferait mieux d’appeler Saint-Mard en raison de son origine) (1); les portes de derrière de ces propriétés viennent s’y ouvrir. Elle est absolument sans importance historique ou autre, aussi M. L. Marquis n’en fait-il pas mention dans son intéressant ouvrage sur les Rues d’Étampes. (2)

     Le représentant du peuple Couturier, qui comme on le sait (3), vint en mission à Étampes en octobre 1793, changea les noms anciens des rues de la ville; mais tandis que les voies parallèles de Saint-Mars et de Sainte-Croix, ou plutôt de la Savaterie, et celle transversale de Saint-Jacques, prenaient respectivement les appellations de «La Maison commune, des Sans-Culottes et de l’Égalité», la ruelle des Marionnettes passant inaperçue, conservait sa désignation.

     (1) Forteau fait ici allusion à l’étymologie de Mars (par exemple dans Le Petit-Saint-Mars ou Chalo-Saint-Mars) qui est notoirement  une altération de Médard, saint mérovingien.
     (2) Léon Marquis (1843-1905), Les rues d’Étampes et ses monuments, Histoire - Archéologie - Chronique - Géographie - Biographie et Bibliographie, avec des documents inédits, plans, cartes et figures pouvant servir de suppléments et d’éclaircissement aux Antiquités de la ville et du duché d’Etampes, de Dom Basile Fleureau [in-8°; 438 p.; planches; préface de V. A. Malte-Brun], Étampes, Brière, 1881.
     (3) Notamment depuis les travaux historiques de Maxime de Montrond puis surtout de Léon Marquis et de Maxime Legrand.
     D’où vient ce nom de Marionnettes? On vendait autrefois à Paris de petites statues de la Vierge qu’on appelait des Mariettes, et la rue où se faisait principalement ce commerce était la rue des Mariettes, des Marionnettes. Cette origine ne peut s’appliquer à notre ruelle, où il est évident qu’aucun commerçant n’a jamais pu s’établir.

     Un auteur local moderne (4), s’appuyant sur ce que cette ruelle limite en arrière les anciens hôtels de Diane de Poitiers et d’Anne de Pisseleu, dit qu’elle tire son nom des favorites de nos Rois, qui n’éludent que des marionnettes à faire tourner et danser. Il est inutile d’insister sur cette définition pour le moins étrange.
L’étymologie est bien plus simple, à notre avis.
     (4) Il s’agit selon toute apparence d’Achille Dujardin, érudit local étampois dont les publications sont souvent nourries d’observations originales et particulièrement bien documentées, mais parasitées par  des troubles du raisonnement, au moins paranoïdes, qui mériteraient une étude psychiatrique à part.
     A la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe siècle, vivait dans ce lieu un maître plâtrier nommé Guillaume Marionet, d’où la ruelle à Marionet, devenue par corruption comme le cas est fréquent, la ruelle des Marionnettes, locution qui sonnait plus agréablement sans doute aux oreilles du populaire.

     Disons en passant que Guillaume Marionet qui est parrain à Saint-Basile, le mercredi 15 octobre 1614, au lieu d’apposer sa croix au bas de l’acte, étant illettré, y dessine un marteau, outil et emblème de sa profession. Nous avons déjà fait remar-quer quelques cas semblables.

     Quant à l’altération des noms par la tradition, nous en avons des exemples à Étampes même : la rue Reverselieu est devenue la rue Reverseleux, celle de Lavallouère, la rue de l’Avaloir, celle de la Porte d’Orée la rue de la Porte-Dorée (5), etc...

Signature de Guillaume Marionnet en 1614
Signature de Guillaume Marionet en 1614

     (5) Étymologie tout à fait fantaisiste lancée à Étampes par un certain G.-H. Picard, Abeille d’Étampes du 12 mars 1892, p. 3.
     Cependant si peu intéressante qu’elle soit, la ruelle des Marionnettes attira un instant l’attention des pouvoirs publics. C’est ce que [p.32] nous voulons raconter dans la pensée d’ajouter un chapitre inédit à l’histoire des rues d’Étampes.

     Le 9 Messidor de l’an IV (27 juin 1796), la Municipalité recevait de plusieurs citoyens propriétaires de maisons (il y en avait donc plus d’une à cette époque?) et de jardins aboutissant sur la ruelle des Marionnettes, une pétition à l’effet d’obtenir l’autorisation de la faire fermer, à leurs frais, tant aux deux extrémités qu’entre eux.
L’assemblée, prenant cette demande en considération, l’envoya à l’inspecteur-voyer Brice pour avoir son avis, la chose étant de sa compétence puisque la ruelle se terminait d’un côté à la grande route, ou la rue Saint-Jacques. Il était invité à faire un rapport sur cette question.

     Il n’y avait plus de maire en 1796, mais un président; les citoyens Petit, Bureau, Fricaud et Boivin-Chevallier remplaçaient les officiers municipaux sous le nom d’administrateurs ; Nasson était commissaire provisoire du Directoire exécutif, anciennement procureur de la Commune et ensuite agent général. Péteil était secrétaire-greffier.

     Brice avait rendu la pétition pour qu’elle fût soumise au préalable au citoyen Dubocq, principal conducteur des travaux publics; celui-ci qui avait reconnu d’abord l’urgence de ces clôtures, changea d’avis et exprima l’opinion qu’elles n’étaient pas nécessaires. Le Conseil, ne partageant pas sa manière de voir, renvoya, le 19 Messidor, la demande des habitants au citoyen Brice pour faire enfin son rapport. Il le remit le 24 Thermidor.

     En attendant, il fut arrêté, le même jour, qu’il serait à l’avenir formellement interdit de déposer des immondices dans la ruelle et que les propriétaires seraient tenus d’enlever dans un délai de deux décades, celles qui se trouveraient devant leur murs, qui encombraient le passage et infestaient l’air. Le commissaire de police fut chargé expressément de tenir la main à cette prescription et d’y contraindre, par les voies de droit, ceux qui ne s’y conformeraient pas.

     Ce ne fut que le 10 Frimaire de l’an V (30 novembre 1796) que l’administration statua sur cette affaire par la délibération suivante:
     «Vu la pétition de partie des propriétaires ayant des portes et issues dans la ruelle dite des Marionnettes, du 9 Messidor dernier;
     «L’avis du citoyen Brice, ingénieur, du 24 Thermidor dernier, portant que l’Administration a le droit de faire murer ladite ruelle comme mesure de police utile à une portion des citoyens et en général au public. Sauf à lui en fixer l’alignement d’après les ordres de l’Administration.
     «Considérant que cette ruelle qui se trouve entre deux rues latérales très fréquentées pour le passage public, n’est réellement d’aucune utilité au public, soit à cause de ses coudes, de son étrécité, de son encombrement et de sa malpropreté, étant devenue un lieu de commodités publiques qui en infestant le quartier, infesteraient bientôt toute la commune;
     «Que d’ailleurs si cette ruelle peu fréquenté est coudée en différents endroits peut être de quelque utilité aux différents propriétaires qui y ont des portes et des issues, elle peut aussi leur devenir très dangereuse en ce qu’à la chute du jour, ou la nuit, elle peut servir de retraite aux malfaiteurs et aux gens malintentionnés, et leur donner la facilité par sa désertion de s’introduire par dessus les murs des jardins, même d’en forcer les portes, que déjà même plusieurs
[p.33] tentatives de cette espèce ont été faites et effectuées et des vols commis dans les jardins.
     «Que son issue sur la grande route de Paris à Orléans pourrait sur ce point favoriser des vols sur ladite route et qu’il est essentiel de prévenir de pareils accidents.
     «Considérant enfin que cette ruelle dans ce moment surtout où les vols et assassinats semblent s’organiser, pourrait être un véritable guet-apens aussi dangereux pour les citoyens de la commune que pour les voyageurs qui passent sur la grande route, et du plus grand danger par l’insalubrité de l’air par les exhalaisons malfaisantes qui en sortent et se répandent dans les environs.
     «II est de la prudence de l’Administration pour éviter tous ces inconvénients et parer à tous les accidents de la faire murer aux deux extrémités. — Ouï le Commissaire du pouvoir exécutif, arrête par mesure de sûreté et de police générale, que dans deux décades, la ruelle dite des Marionnettes sera fermée aux deux extrémités par des murs de dix pieds de haut sur l’alignement qui sera donné par l’ingénieur, lesquels murs pour plus de sûreté seront bien crépis, et, au milieu de chacun sera pratiqué une porte de trois pieds de large sur six d’élévation par dessous lesquelles pourront s’écouler les eaux; lesquelles portes seront fermées chacune d’un cadenas, le tout aux frais et dépens des pétitionnaires; les clés seront déposées aux archives de l’administration pour parer à tous inconvénients de négligence de la part des propriétaires et de pouvoir y faire la police toutes fois et quantes elle le jugera à propos afin de constater si les propriétaires n’y déposent pas et laissent subsister trop longtemps des immondices qui pourraient l’encombrer et arrêter l’écoulement des eaux et répandre de mauvaises exhalaisons.
     «Que les propriétaires s’adresseront à l’administration pour avoir les clés desdites portes pour enlever les immondices qu’ils auraient déposées à leurs portes toutes les fois qu’ils en auront besoin, à la charge par eux de les remettre sitôt qu’ils n’en auront plus besoin et de demeurer civilement responsables de tout ce qui pourrait arriver par suite de leur négligence à fermer les portes pendant qu’ils seront dépositaires des clés.
     «Qu’expédition de la présente délibération sera adressée au citoyen Crosnier, l’un des pétitionnaires, pour la communiquer aux autres, et au commissaire de police pour le notifier à chacun d’eux et tenir la main à l’exécution.»


     Cette délibération est bien claire et bien précise et la mesure adoptée par l’administration municipale répondait aux vœux des pétitionnaires; elle assurait la sécurité et la propreté dans ce quartier, mais on chercherait en vain dans la ruelle actuelle qui ne diffère en rien sous le rapport de l’hygiène et de la tranquillité des autres rues de la ville, les traces des clôtures projetées; rien ne fut fait. Les temps étaient alors trop troublés et les préoccupations trop graves pour donner suite aux projets de travaux publics même les plus utiles et les plus nécessaires; plus d’un échoua de la même manière.

     On était sous le Directoire, la France était dans un état de désorganisation profonde, les guerres à l’intérieur et au dehors enlevaient tous les hommes valides; les gendarmes même en grande partie partaient, laissant dans notre contrée particulièrement les malfaiteurs sûrs de l’impunité et qui sans grands risques opéraient à leur aise. La bande [p.34] d’Orgères commençait ses sinistres exploits dans la Beauce (6); Étampes, comme on le vit l’année suivante, ne fut pas à l’abri de ses coups.
     (6) Les Chauffeurs d’Orgères ont sévi en Beauce de 1785 à 1792.
     Malgré l’insuccès de la pétition, nous tenions à rappeler l’état dans lequel se trouvait une partie centrale de la ville, par sa situation de la ruelle des Marionnettes en l’an IV et en l’an V, et les craintes peu compréhensibles aujourd’hui qu’elle inspirait.

     Jacques Crosnier, qui vient d’être cité, était substitut du Procureur du Roi au Bailliage en 1790; il avait fait partie ensuite du Directoire du district en qualité de secrétaire en 1791. Nous le voyons mentionné dans un état relatif aux terrains du Domaine concédés à des particuliers ou usurpés par eux, comme ayant enclavé dans le jardin dépendant de la maison qu’il habitait rue Saint-Mars, une ruelle qui faisait jadis communiquer cette rue avec celle des Marionnettes.

     Assurément si cette situation n’a rien de bien important pour nous, on a vu par la délibération que nous avons rapporté qu’elle en avait à cette époque.

Ch. F...



BIBLIOGRAPHIE


     Charles Forteau, «La Ruelle des Marionnettes», in Revue Étampoise. 1912. Almanach d’Étampes et Annuaire de l’Arrondissement publié par le Réveil d’Étampes. 21e année [256 p.], Étampes, Maurice Dormann, 1911, pp. 31-34.
     
     Frédéric Gatineau et Bernard GINESTE [éd.], «Charles Forteau: La Ruelle des Marionnettes (1912)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/che-20-forteau1912marionnettes.html, 2015.


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Source des images: Exemplaire de la collection de Frédéric Gatineau.
   
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