Corpus Littéraire Étampois
 
Louis Krémer
Les Triomphateurs
1909 
      
Mention de Louis Krémer sur la liste commémorative des élèves du Collège morts pour la France
 
     Nous avons signalé l’existence il y a dix ans l’existence et l’œuvre poétique de Louis Krémer, poète étampois mort pour la France, et fait connaître quelques uns de ses vers, réédités en cette page pour la première fois depuis un siècle. Depuis a été donnée par une spécialiste d’Apollinaire une magnifique édition de sa correspondance de guerre. Nous mettons enfin à jour cette très vieille page, en attendant de l’augmenter de tout ce que nous aurons pu trouver sur cet auteur encore trop méconnu.
Bernard Gineste, octobre 2012.

Préface

1) La redécouverte de Krémer

     Le Corpus Étampois est indirectement à l’origine de la découverte de Louis Krémer par les milieux universitaires, et voici comment. En 2001, deux ans avant la fondation de notre association, alors que le Corpus Étampois n’était encore qu’un site personnel, et que je commençais à m’intéresser à l’histoire de la ville, j’ai fait quelques recherches sur les anciens élèves du collège Guettard mort pour la France dont le souvenir est commémoré sur une plaque de marbre. J’y ai remarqué un certain Louis Krémer, auteur selon le catalogue de la BnF d’un recueil de poèmes, Le Tribut d'Airain, publié en 1909, visiblement à compte d’auteur, et seulement à 150 exemplaires, dont l’un était conservé à la Bibliothèque de France. Je m’y suis rendu et j’en ai saisi quelques poèmes manuellement, ceux qu’on trouvera dans cette page (1).
    (1) Il faudra bien que quelque jour je prenne le temps et la peine d’en saisir la suite.
     En faisant quelques recherches, j’ai trouvé qu’il avait été le condisciple au collège d’un autre poète plus connu, qui avait pour sa part survécu à la Grande Guerre et perpétué son souvenir, à savoir Henry Charpentier (2). J’ai donc réédité également quelques textes de Charpentier glanés de-ci de-là, en faisant appel à toute personne qui pourrait nous apprendre davantage. Ce fut l’une des toutes premières pages de notre site, en février 2002. C’est de cette manière, remarquons-le, que nous avons pu  nouer des contacts avec les descendants de plusieurs grands Étampois oubliés, comme par exemple dans le cas de l’aviateur Marcel Gressard, ou du littérateur étampois Adrien Gaignon, dont les archives personnelles, qui intéressent grandement l’histoire intellectuelle et littéraire d’Étampes au début du XXe siècle, ont pu ainsi être rapatriées à Étampes (3) plutôt que de disparaître dans un grenier.

     (2) Notre beau collège-lycée d’Étampes a vu naître d’autres amitiés entre futurs littérateurs, comme celles de Jacques Lederer et de Georges Perec (qui a consacré tout un chapitre d’un roman posthume à la description de son internat), sans parler des premiers émois de Jean-Louis Bory, prix Goncourt (ici).


     (3) Clément WINGLER, «Le fonds Adrien Gaignon (Archives municipales d’Étampes, sous-série 400 Z)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cbe-gaignon.html, 2010.
     A quelque deux ans de là j’ai été contacté par monsieur Morel, gendre d’Henry Charpentier, décédé en 1952. Voyant que quelqu’un s’intéressait à nouveau à ce poète, il me signalait aimablement qu’il tenait à ma disposition un exemplaire des œuvres complètes de son beau-père, qui n’avaient jamais été diffusées. Et comme je l’interrogeais sur Krémer, il m’informa qu’il disposait de sa correspondance de guerre avec Charpentier. Il se demandait d’ailleurs qu’en faire, et à quelle institution en faire don.

     A cette époque cependant j’étais pour ma part très occupé par des recherches qui me paraissaient plus cruciales pour l’histoire d’Etampes, notamment par l’étude du tympan de l’église Saint-Basile, alors en voie de disparition rapide sans que personne ne s’y soit jamais intéressé, ainsi que par le rabbin étampois Nathan ben Meshulam d’Étampes et d’autres terrains presque vierges de l’histoire plus ancienne de ma ville d’adoption. Aussi promis-je à M. Morel de le recontacter dès que possible, mais il faut bien avouer que je me laissai ensuite prendre par de nouveaux chantiers, spécialement dans l’histoire plus ancienne d’Étampes, qui est mon cœur de métier.

2) Édition en de sa correspondance de guerre

      M. Morel a eu la très heureuse idée de se tourner vers une spécialiste de la poésie de cette époque, Laurence Campa, auteure d’ouvrages remarqués sur Guillaume Apollinaire. Elle a depuis donné une édition magnifique de la correspondance de guerre de Krémer, en y intégrant d’intéressants dessins de ce poète mort pour la France (4).

     Ce travail est remarquable à beaucoup d’égards et resitue avec une grande netteté l’œuvre de Krémer dans l’histoire proprement littéraire de son temps. Il soulève aussi de nombreuses questions, à mon sens, sur ce qu’est la littérature. Entre les lignes, sinon explicitement, on y trouve clairement l’idée que Krémer est un poète mineur, sans personnalité littéraire propre, lorsquarrive la guerre. C’est cette épreuve qui l’aurait enfin amené à une sorte de maturité; du moins sa correspondance constituerait l’essentiel de ce qu’il a laissé: ce serait son œuvre majeure, la trace qu’il aurait laissée de plus remarquable. Mais de quel point de vue?

     Parce qu’il donne une forme plus ou moins littéraire à l’horreur qu’il a vécue? En d’autres termes, s’agit-il d’une correspondance de poilu qui sorte de l’ordinaire de par sa valeur littéraire? ou bien d'une 
œuvre littéraire dont la médiocrité serait comme miraculeusement excusée, voire sublimée par le caractère extraordinairement pathétique de son sujet? Ou bien, plus subtilement, son œuvre nous aiderait-elle à faire une sorte de sociologie subjective de la littérature, à l’intérieur d’un corpus réunissant les œuvres de guerre des grands maître poilus de la littérature et celles des petits maîtres poilus? Pour étudier et comparer les destins littéraires des uns et des autres? Pour examiner tous les degrés parcourus par chacun? Pour arriver à comprendre enfin ce qu’est la littérature, et spécialement ce qui fait qu’une œuvre peut être considérée comme majeure, ou s’en approcher? Oui, il semble bien que c’est là la perspective dans laquelle se place cette édition si parfaitement universitaire, et si parfaitement littéraire, de la correspondance de guerre de l’Étampois Louis Krémer.

     En définitive la redécouverte de Krémer se place dans la même perspective que celle d’un petit maître de la peinture à l’huile, Félix Giacommoti, qui a partagé sa vie (
1828-1909) entre Étampes et Besançon. Notre époque rédécouvre avec fascination le monde des petits maîtres. Pourquoi? Sans doute parce que ce qu’ils ont fait de leurs dix doigts, ou de leur laborieuses veilles sur le Gaffiot, subsiste et continue de parler, tandis que les tentatives pathétiques des petits maîtres de l’art contemporain n’existent même pas tant qu’elles ne se sont pas encore fait remarquer.
     (4) Laurence CAMPA [éd.], Louis Kremer, D’encre, de fer et de feu. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918) [31 cm; 271 p.; illustration en couleurs (dont des dessins de Louis Kremer); édition et notes Laurence Campa; notice sur Henry Charpentier par Françoise Charpentier-Morel et Paul Morel], Paris, Table ronde, 2008.


Edition Campa de la correspondance de Guerre de Kremer (2008
Édition Campa de la correspondance de guerre de Kremer (2008)
3) Qui était Louis Krémer?

     
De Louis Krémer, écrivais-je en février 2002, nous savons pour l’instant peu de choses (février 2002). Né à Étampes (5) en 1883 dans une famille modeste, il y a fait ses études au Collège d’Étampes en même temps qu’André Charpentier, qui y est devenu son ami, quoique nettement plus jeune et de condition plus fortunée. La lecture de vieux numéros du Mercure de France a été pour eux une révélation (6), et c’est sur les bancs de notre collège qu’ils ont tous deux commencé de taquiner la Muse. André Dumas nous dit que le Tombeau de Mallarmé, que Charpentier ne fit paraître qu’en 1910 (et qui fut encore imprimé à Etampes, par Dormann) avait été composé au Collège. Cependant le destin de ces deux amis fut bien différent.  
   
     Tous deux firent publier leur première œuvre en 1909, chez des éditeurs parisiens: Charpentier La mer fabuleuse, chez Messein, et Krémer Le tribut d’airain, chez Falque, l’ouvrage étant imprimé par Ollivier Lecesne à Étampes, à 125 exemplaires seulement; on y trouve l’annonce d’une prochaine publication en commun avec Henry Charpentier, qui ne paraît pas avoir eu de suite.  
   
     Charpentier poursuivit une carrière poétique remarquée et mourut en 1952; ses poésies complètes, parues quatre ans plus tard, mais non diffusées, attestent d’une poésie extrêmement soignée et inspirée, longuement murie, et pour tout dire arrivée à sa maturité.




     (5) Fait dont je doutais dans la première édition de cette page, n’ayant pas alors trouvé son acte de naissance par suite d’une erreur matérielle.

     (6) Au témoignage d’André Dumas en 1937, ci-dessous.

     Krémer, lui, sera fauché à lâge de 35 ans par la Grande Guerre, en 1918. Son nom est porté, dans le hall d’entrée du Collège, parmi ceux des anciens élèves tombés au champ d’honneur. Il n’apparaissait guère ailleurs en 2002, sinon dans de brèves mentions et extraits dans des revues confidentielles que désormais ne lisent plus que quelques universitaires.

     Son recueil est passé naturellement inaperçu. On ne manquera pas d’ailleurs d’y trouver un peu d’emphase, et quelques tics.

     Cependant on y relève aussi de beaux vers, dont le sujet surtout a quelque chose de prophétique et de touchant a posteriori, ou plutôt ab eventu L’évocation des horreurs de la guerre y est très stylisée: Krémer ne les connaissait que par ouï-dire, par les récits de ses professeurs, par ses lectures classiques, et par les chants surtout de ces poètes dont il rêvait de rejoindre les rangs, comme Hugo ou Leconte de Lisle. Mais on pourrait inscrire, sous la liste de tous les élèves du Collège comme lui morts pour la France, ces vers prophétiques, écrits à 26 ans:   
    De livides éclairs, dans le jour finissant,    
    Leur montrèrent l’horreur immense du carnage:    
    Tout l’Occident sombrant dans une mer de sang    
    Et les champs qui fumaient comme après un orage…

     Voilà à peu près ce que je disais  de Kremer en 2002. Il y a désormais plus à en dire, du point de vue historique et biographique, terrain sur lequel ne s’est pas suffisamment étendue l’équipe éditoriale de l’édition de sa correspondance, qui s’est visiblement contentée, pour ce qui est de sa vie antérieure à la Grande Guerre, de la tradition orale de la famille de son ami Henry Charpentier au demeurant, entendons-nous, riche, précieuse et même irremplaçable. C’est le seul défaut que je trouve à cette magistrale édition princeps, dont je conseille à tout le monde la lecture.

Bernard Gineste, 21 octobre 2012



 
LES TRIOMPHATEURS
 
 
  Au poète Henry Charpentier.                 
   
  
I.
AU CONQUÉRANT FABULEUX
  
LA haute majesté des nefs au becs d’airain  
A vaincu, sur la mer glauque des Archipels,  
Le prestige à jamais déchu des dieux marins  
Et des tritons cabrés qui, l’œil givré de sel,  

Blancs d’écume, bramaient dans les conques de nacre;  
Et c’est pour toi que les Sirènes se lamentent,  
Qui ne t’arrêtas pas, vainqueur des simulacres,  
Aux appels, dans les soirs, des perfides amantes!  

Maintenant la trirème intrépide bondit  
Et chevauche  le dos houleux et vert des flots;  
La mer geint; le mât craque et l’aplustre arrondi  
Exhausse ses pennons de bois rouge sur l’eau.  

Et ne rêves-tu pas, guerrier, dont les galères  
Ont coupé l’Océan de leurs lourdes étraves  
Et vogué par delà l’horizon circulaire,  
Toi qui regardes l’ombre avec ta face grave,  

Dis, ne rêves-tu pas aux matins clairs  
De l’Ile merveilleuse, à l’Ariane-aux-Lys  
Et ne pleures-tu pas, dans le vent de la mer  
Où rôdent les odeurs des vergers de jadis?  

Le fabuleux métal de la toison conquise  
Coule comme un torrent, parmi tes cales pleines,  
Si lourd que les rameurs aux bras sanglants s’épuisent  
Et gonflent leurs poumons sans force, à bout d’haleine;  

Et le Veilleur, debout sur la proue, attentif  
A scruter l’immuable horizon des lointains,  
Guide à travers l’embrun, la houle et les récifs  
Les navires porteurs de l’or et des destins!  

Mais de la rive enfuie où son ombre recule,  
Ne revient-elle pas obséder ta pensée,  
Celle qui maintenant sanglote au crépuscule,  
Et dont le rire est doux comme un chant d’insensée,  

L’Amante qui livra l’étreinte de son corps  
A ta jeune splendeur de guerrier ingénu,  
Ne la revois-tu pas qui te supplie encor  
Et tend vers toi, du haut des caps, ses deux bras nus?  

Non! Le héros viril, las des yeux de la Reine  
Et des mauvais sortilèges de l’Ile étrange,  
S’attarde à regarder jaillir sous les carènes  
Les gerbes de l’eau verte où des baves s’effrangent  

Et se heurter, d’un choc de cascades, les flots  
Insurgés en troupeaux d’étalons écumants,  
Tandis que la mer rauque, avec de lourds sanglots,  
Gémit comme une femme aux lèvres de l’amant.  

Mais joyeux de sentir claquer la voile haute  
Et l’esquif, lancé droit, tendre sa trajectoire,  
Il évoque, au fracas du jusant sur les côtes,  
La Péninsule vaste aux âpres promontoires  

Où viendra, par un soir d’or rouge et de métal,  
Leurs flancs vibrant encor de l’assaut des embruns,  
Aborder au rivage clair du port natal  
La haute majesté des nefs aux becs d’airain!



II.

PARCE qu’il ont foulé Galaad sous des herses,  
Parce qu’ils n’ont laissé dans Pi-Beseth fumant  
Qu’un monceau de tisons que le simoun disperse,  
Le courroux d’Iavhé gronda terriblement.  

A travers le désert les ouragans bondirent,  
Tordant les sables roux aux tourbillons mouvants.  
Et voici ce que les Contempteurs entendirent  
En écoutant siffler les vipères du vent:  

Par les foudres du ciel, par la flamme et le glaive,  
Cité de Miçraïm, ivre d’un fol orgueil,  
Je t’anéantirai, comme on chasse un vain rêve;  
Tes fils crieront mon nom dans les pleurs et le deuil.  

Je t’anéantirai, cité-des-races-viles!  
Et ceux de Sîn et ceux d’Avèn suivront ton sort;  
Je ferai la moisson sanglante de vos villes,  
Ma droite y sèmera l’épouvante et la mort.  

Ils mourront, les guerriers que chérissaient vos femmes.  
Et les Porteurs-de-sceptre à Beth-Eden mourront,  
Et peuple châtié que mes fléaux affament,  
Tu viendras à mes pieds, Aram, courber ton front.  

Le sang ruissellera comme un fleuve prodigue  
Et sur Thé ’hapné ’hês le jour deviendra noir;  
Mes élus s’en iront accablés de fatigue  
Ainsi que faucheurs au déclin d’un beau soir.  

Vous ne les verrez plus, les vierges bien-aimées  
Au son des tambourins ou de l’aigre Kinnor  
Soulever en dansant leurs robes parfumées,  
Faisant tinter à leurs genoux leurs anneaux d’or;  

Mais, les cheveux épars, tremblantes et captives,  
Elles iront, suivant le char de leurs vainqueurs,  
Rougissant leurs yeux las de leurs larmes furtives,  
Leur cœur fier ulcéré du poison des rancœurs.  

Vous connaîtrez alors le poids de ma vengeance;  
Alors vous frémirez en entendant ma voix,  
Tristes et déplorant l’irréparable offense  
Et l’orgueil dont vos fronts me bravaient autrefois.  

Car je suis le Chasseur invincible et superbe,  
Celui qui n’a jamais menti, le Très-puissant.  
Je briserai vos dieux comme on foule un brin d’herbe  
Et ma Force rira dans la splendeur du sang!   



III.
     

HALÉ, son front lauré, ruisselant de parfums,  
Du haut du char massif, comme d’un promontoire,  
L’Imperator, parmi les ors de la victoire,  
Domine le fracas des délires sans fin…  

Au soleil clair du môle où les galères peintes  
Victorieusement dressent leurs rostres, lourds  
D’une floraison de roses et de velours,  
Au tumulte des cris, des rires et des plaintes,  

Poussant dans un remous de tourbillons humains  
L’attelage effaré qui s’ébroue et se cabre,  
Glabre sous ses sourcils rehaussés de cinabre  
Et la lèvre au contour avivé de carmin,  

Impassible, et superbe, et triomphal, il passe…  
Les reins chauds de sueur, de stupres et d’encens,  
Les mimes et les courtisanes, en dansant  
Ont suscité pour Lui l’émoi de leurs chairs lasses.  

Mais sans rien voir de la luxure de leurs corps  
Ni de la vile ivresse où leurs rires se traînent,  
Il maîtrise, tordant dans son poing nu les rênes,  
Les quatre étalons blancs qui saignent sous le mors;  

Et les héros pensifs autour du Cæsar pâle,  
Comme aux soirs triomphaux des batailles rangés,  
Rêvant aux hurlements des vaincus égorgés  
Par les couchants royaux ivres d’un flux de râles,  

A l’odeur moite des cadavres, aux corps bruns  
Des captives jonchant les lits des gynécées,  
Au sang tiède fumant sur les croupes froissées,  
Dressent les lourds faisceaux sur les pavois d’airain,  

Haussent les haches prétoriennes au faîte  
De l’autel sombre où la victime se débat  
Et chantent le pæan des atroces combats;  
Cependant qu’au-dessus de la Cité de fête,  

L’essaim des tournoyants rapaces, dans les airs,  
Poursuit le Pourvoyeur de ses cris dérisoires  
Par delà les frontons du temple où la Victoire  
Enfle éternellement son vol de bronze vert!  



IV.
     
UN soir d’ombre et de sang, sinistre, suffocant,  
Baignant d’un flux vitreux l’œil d’une lune ronde  
Crispe son agonie et son deuil sur le Camp  
Où la révolte des légions monte et gronde;  

Et de la Porte décumane l’on entend  
— Parmi l’effondrement des fascines qui croulent,  
Les balistes qu’on bande et les câbles qu’on tend —  
Déferler la rumeur croissante de la foule.  

Porteurs des étendards aux têtes de béliers,  
Des louves d’airain noir aux hampes des enseignes,  
Les vexillaires sur une pique ont lié  
Le masque grimaçant d’une tête qui saigne.  
   
Eux, debout, et couvrant de leurs clameurs de mort  
Le frénétique appel des trompettes de cuivre,  
Vétérans insurgés des campagnes du Nord,  
Las des hivers sans solde et des marches sans vivres,  

Des steppes où l’effort des Aïeux s’ébranla,  
Las du leurre éternel des horizons farouches  
Et des monts noirs vêtus de forêts, ils sont là  
Soufflant dans des clairons qui sonnent sur leurs bouches…  

Mais soudain tous les cris et toutes les rumeurs  
S’interrompent; les voix se dispersent, moins fortes;  
Leur tumulte ivre de soldatesque se meurt  
Et l’on voit chanceler l’audace des cohortes,  

Car entouré de ses licteurs, son profil brun  
Emergeant du remous de la foule hésitante,  
La dextre s’appuyant sur le pommeau d’airain  
Et le front nu parmi la mâture des tentes,  

Sur sa haute litière aux tentures de cuir,  
Le Proconsul bravant la horde qui recule,  
Dont le flot devant lui s’écarte et n’ose fuir,  
Apparaît contemplant, domptés, les manipules.  

Les pæans triomphaux tant de fois entonnés  
Dans les cités, parmi les captifs qu’on égorge,  
Hantent confusément leurs songes étonnés;  
Des sanglots réfrénés s’étranglent dans leurs gorges.  

Et muets maintenant, les yeux levés vers Lui,  
Dans un frémissement de suprême colère,  
Vers l’Orient tragique où les lances ont lui,  
Ils regardent jaillir les verges consulaires…


v


V.
     
De livides éclairs, dans le jour finissant,  
Leur montrèrent l’horreur immense du carnage:  
Tout l’Occident sombrant dans une mer de sang  
Et les champs qui fumaient comme après un orage…  
   
Alors se ruant vers la ville qui brûlait,  
Ivres, le front sanglant, les yeux cernés de fièvres,  
Ils vinrent… Sous leurs pas, le sol rude tremblait  
Et des buccins d’airain frémissaient sur leurs lèvres;  

La poussière, la faim, les bises de l’hiver,  
Tous les hasards des camps, des combats, des bourrasques,  
Avaient bruni leurs cous nerveux, mordu leurs chairs,  
Ravagé leurs fronts durs sous le fer de leurs casques.  

Et serrant à leurs flancs le cuir des ceinturons,  
Pâles sous le réseau sanglant de leurs blessures,  
Ils allaient, au galop rythmé des escadrons,  
Foulant la Terre sainte où les Grands Dieux vécurent.  

Le soir fauve allumait de magiques reflets  
Dans le miroir incandescent de leurs cuirasses;  
Mais vers la Ville au jardins clairs et les palais  
Pleins d’une nudité de femmes aux terrasses,  

Vers l’Acropole blanche et les vastes remparts  
Cerclés d’une forêt de créneaux à leur faîte,  
Par delà les faubourgs fumant de toutes parts,  
Dans les clameurs et la rougeur des soirs de fête,  

Étanchant la sueur qui coulait en marchant  
Sur leurs membres brunis par la route et le hâle,  
Ils montaient, sans rien voir des splendeurs du couchant  
Ni du soir qui mourait, triste, dans leurs yeux pâles.  
  

*
*   *

Et c’étaient des jardins pleins de cyprès et d’ifs  
Avec des pins, des aloès, des sycomores,  
Des bordures d’iris au penchant des massifs  
Et des eaux qui coulaient dans les vasques sonores.  
   
Des fleurs pleuvaient. Les paons parmi les chemins clairs  
Traînaient l’or somptueux et grave de leurs queues;  
Un vent tiède berçait le sommeil de la mer  
Et le soir était mort sur les montagnes bleues.  

Il y avait dans l’air des odeurs de fruits murs,  
Tout un parfum mouillé de feuilles et de roses  
Et des lueurs glissaient sur la pâleur des murs  
Dans le mystère des palais aux portes closes.  

Leur pas rude ébranla les sonores pavés;  
Des galops de chevaux martelèrent les côtes,  
Tandis que sous leurs poings et leurs glaives levés  
Retentissait l’airain massif des portes hautes,  

Puis des feux crépitant dans l’ombre çà et là  
Piquèrent de reflets cruels la nuit tranquille  
Et calme, un long rideau de fumée ondula  
Comme un voile funèbre au front clair de la Ville…  
   

*
*   *
     
Rumeurs. Cris des soldats. Aboiements de clairons.  
Brusque émoi de la foule au choc des escadrons…  
Hennissements cabrés de chevaux qui s’effarent.  
Cris des femmes au son triomphal des fanfares!…  
Rouges dans la nuit tiède et lourde de parfums,  
Les parcs ont retrouvé l’éclat des soirs défunts;  
Et leur splendeur s’embrase et le cuivre des casques  
Réverbèrent l’éclat des jets d’eau dans les vasques.  
Voici la nudité superbe des guerriers,  
Les torses bruns, l’éclair des airains meurtriers,  
Le sang qui colle au cuir empourpré des sandales…  
Des pieds nus ont fleuri sur le sable des dalles;  
Dans le marbre aux reflets frémissants des bassins  
Jaillit l’ambre des chairs et le bronze des seins  
Et tendant aux vainqueurs pour de longues étreintes  
L’onde de leurs yeux clairs avec leurs lèvres peintes,  
Des femmes ont crié dans l’ombre des jardins.  
En bas, la Ville immense étagée en gradins  
Descend fumante encor, vide et comme élargie,  
Dans l’alourdissement des soirs d’orgie.  
Des feux aux creux des murs clignent leurs regards lourds,  
Des bruits montent: rumeur lointaine des faubourgs,  
Cris de foule, frissons d’airain, chanson de bouges…  
Et le sang coule au large flux des ruisseaux rouges.  


Source: Krémer, Le tribut d’airain, 1909. Saisie de Bernard Gineste, février 2002, sur l’exemplaire de la BNF.
André Dumas 
HENRY CHARPENTIER
[extrait annoté par B. Gineste, sept. 2001]

     [...]  M. Henry Charpentier, né à Paris le 15 juin 1889, vécut une partie de sa jeunesse à Étampes, où, avec son ami Louis Kremer, tué à la guerre en 1918 [et mentionné parmi les anciens élèves du collège Guettard morts pour la France, sur la plaque commémorative du hall d’entrée], il s’éveilla à la poésie en dévorant de vieux numéros du Mercure de France tombés entre les mains des deux jeunes gens. [Cette très ancienne revue, refondée par Alfred Valette en 1890 et bimensuelle à partir de 1905, fut le principal éditeur des écrivains de l’école symboliste.] Il était encore sur les bancs du collège quand il composa le Tombeau de Stéphane Mallarmé, qui, paru en 1910, le fit à ce point estimer par la famille du grand poète que le docteur  Bonniot,  à sa mort, désigna M. Henry Charpentier pour conserver et publier éventuellement les manuscrits de son beau-père. [...] 
     André Dumas, Poètes nouveaux, 1937, p. 368 (Saisie et notes: B. G., sept. 2001).
BIBLIOGRAPHIE
 
     
     Henry CHARPENTIER, La mer fabuleuse, poèmes [in-16; 35 p.; planche: bois d’A. Danger], Paris, A. Messein, 1909 [le poète est alors agé de 20 ans; dans l’exemplaire sur Japon de la BNF, avec un envoi autographe de l’auteur à Tancrède de Visan, on a joint 3 poèmes autographes de l’auteur].  
    
     Louis KRÉMER, Le Tribut d’airain — Poèmes [in-16; non paginé (93 p.); 23 pièces poétiques en deux parties: 1. Les Triomphateurs (19 pièces); 2. Le Rire de la Saison (4 pièces)], Paris, Henri Falque [imprimé à Étampes par Ollivier Lecesne; 125 exemplaires], 1909.  
   
     Henry CHARPENTIER & Louis KRÉMER, L’heure qui fut charmante. Poèmes. Proses [parution annoncée par KRÉMER 1909, p.3, mais qui n’eut jamais lieu; dossier aujourd’hui conservé par la famille d’Henry Charpentier]  
     
     Henry CHARPENTIER, Tombeau de Stéphane Mallarmé, poème [in-4°; non paginé (19 p.); avec un (poème-) frontispice de Guy-Robert Du Costal], Paris, à compte d’auteur (imprimé à Etampes par M. Dormann), 1910.

     Louis KREMER, «Le dernier soir», in Les Facettes. Cahier trimestriel de poésie [Toulon] 2/4 (juin 1912), p. ?.

     Henry CHARPENTIER, «Au poète Louis Krémer, aux armées», in Les Facettes. Cahier trimestriel de poésie [Toulon] 7/3 (mars 1921), p. ?.

     Louis KREMER, «Églogue», in Les Facettes. Cahier trimestriel de poésie [Toulon] 9/3 (été 1923), p. ?.

  
  André DUMAS, «Henry Charpentier», in ID., Poètes nouveaux. Morceaux choisis accompagnés de notices bio- et bibliographiques et de nombreux autographes [in-16; 447 p.], Paris, Delagrave [«Collection Pallas»], 1937, p. 368-376.
 
     Bernard GINESTE [éd.], «Louis Kremer: Les Triomphateurs (1909)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-20-louiskremer.html, 2002. Deuxième édition en 2012.
 
     Bernard GINESTE [éd.], «Collège d’Étampes: Aux maîtres et élèves morts pour la Patrie», in Corpus Étampois, http://corpusetampois.com/che-20-clg-memorial1918.html, 2002-2003.
 
     FRANCE-GENWEB, «Étampes, Plaque commémorative Collège Jean-Etienne Guettard», in Mémorial-GenWeb, http://www.memorial-genweb.org (relevé n° 12075, saisi par par Bernard Gineste, en ligne en 2003).

     Laurence CAMPA [éd.], Louis Kremer, D’encre, de fer et de feu. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918) [31 cm; 271 p.; illustration en couleurs (dont des dessins de Louis Kremer); édition et notes Laurence Campa; notice sur Henry Charpentier par Françoise Charpentier-Morel et Paul Morel], Paris, Table ronde, 2008.

     Jérôme GARCIN, «Un poète dans les tranchées» [recension et extraits], in Le Nouvel Observateur. Livres par BiblioObs, http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20081106.BIB2355/un-poete-dans-les-tranchees.html, novembre 2008, en ligne en 2014.

     Nathalie JUNGERMAN, «Entretien avec Laurence Campa» [au sujet de son édition des lettres de Kremer], in Fondation d'entreprise La postehttp://www.fondationlaposte.org/article.php3?id_article=1066, décembre 2008, en ligne en 2014.

     Frédéric ROUSSEAU, «Krémer, Louis (1883-1918)» [analyse et extraits], in Témoignages de 1914-1918. Dictionnaire et guide des témoins de la Grande Guerre, par le Crid 14-18, http://www.crid1418.org/temoins/2009/01/06/kremer-louis-1883-1918/, 6 janvier 2009, en ligne en 2012.


     
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