CORPUS  LITTÉRAIRE  ÉTAMPOIS
 
Maurice Dormann 
Deux frères
nouvelle, 1897
  
Signature de Maurice Dormann
Maurice Dormann (1878-1947)
Signature autographe de Maurice Dormann
Maurice Dormann
 
     Maurice Dormann (1878-1947), grand-père de la romancière Geneviève Dormann (qui vient de mourir, ce 13 février 2015), est connu surtout comme un imprimeur et comme un homme politique, mais ce fut aussi, au moins dans sa jeunesse, un homme de lettres, poète et nouvelliste.
     Nous donnons ici une nouvelle patriotique, qu’il a écrite en 1898, âgé donc de vingt ans, et qui fut publiée dans l’Almanach d’Étampes pour l’année 1899. C’est un témoignage intéressant sur l’esprit patriotique à Étampes, quelques années avant la Grande Guerre où l’auteur s’illustrera, et dont il reviendra d’ailleurs mutilé.
 
Maurice Dormann 
Deux frères
nouvelle, 1899
 
DEUX FRÈRES
NOUVELLE



     On était au mois de janvier 1871, triste et terrible époque, dont le souvenir malheureux restera toujours inoubliable.

     Paris était assiégé.

     Chaque jour, de nouvelles sorties avaient lieu, se traduisant soit par de simples escarmouches, soit par de véritables combats entre les avant-postes des deux armées. Chacune d’elles était plus meurtrière encore que la précédente et la liste des morts et des blessés venait s’ajouter à celle de la veille.

     Succombant sans céder sous le nombre, mais jamais découragés, les Français gardaient l’espoir d’arriver enfin à repousser ces Allemands maudits et sortir de l’enfer qui les enserrait.

     A la tête d’un des régiments les plus avancés de la garde nationale, se trouvait, en qualité de commandant, Jean Romowski, né en Pologne d’une mère française, qui, depuis quelques années, avait quitté son pays d’origine pour venir à Paris, tirer parti de son habileté de sculpteur.

     Au moment où se passent les faits dont nous parlons, les bataillons de la garde nationale venaient de se former, composés de courageux citoyens, prêts à verser la dernière goutte de leur sang pour la défense du sol sacré de la patrie.

     Jean Romowski avait été d’une voix unanime, à ce moment, choisi par les habitants de son quartier à titre de commandant, son courage, son sang-froid et l’énergie dont il avait fait preuve, lui avaient valu cet honneur. Il avait d’abord refusé, en invoquant sa qualité d’étranger, mais se déclarant fier du choix de ses amis. Il était prêt, disait-il, comme les autres à répandre son sang pour repousser l’envahisseur de sa patrie adoptive, mais il était de son devoir de décliner tout grade et de laisser le commandement à un plus digne.

     L’insistance des siens vint à bout de sa détermination.

     Il se vit donc forcé d’accepter, et ce fut un bien. Dans maintes occasions, le bataillon qu’il commandait, dirigé avec une indomptable énergie, donna la mesure de son dévouement, et il fut cité à l’ordre du jour.

     Une sortie devait avoir lieu le lendemain du jour où se passe ce récit, et, au bivouac, chacun brûlait de se trouver en contact avec les Prussiens et de leur infliger une défaite honteuse.

     Jean s’était retiré dans un coin, l’air soucieux, rêveur, et la tête entre ses mains. A quoi songeait-il? A sa famille peut-être, à sa vieille mère, dont il était depuis quelque temps sans nouvelles, et aussi à son jeune frère René, qu’il avait quitté depuis près de dix ans, alors qu’il était encore enfant, ces êtres chers qu’il ne reverrait peut-être jamais, une balle ennemie pouvait l’atteindre le lendemain, il n’aurait pas la dernière consolation d’embrasser ceux qu’il aimait! Qu’importé, après tout, le devoir est de marcher: son honneur avant tout; ses hommes comptent sur lui, une défaillance ne saurait l’arrêter.

     Il se lève et ordonne le repos. Au point du jour, il faudra recommencer l’attaque, chacun doit être prêt. A ce commandement, les couvertures sont déployées et quelques minutes après, [p.18] le silence le plus profond s’étendait sur le bivouac.
Seul, Jean restait debout, les noires idées de tout à l’heure l’assaillaient obstinément. La crainte lui est étrangère, elle ne saurait avoir prise sur son énergie. Il connaît le feu, que de fois l’a-t-il affronté, face à face avec les lignes prussiennes? Que ses hommes se reposent, il fera seul la veillée d’armes.

     Le jour paraissait à peine que le bataillon était mis en alarme par les cris des sentinelles. Tout le monde est debout en un instant, on marche droit à l’ennemi. Un régiment de uhlans barre le chemin, on ne peut s’y tromper, la blancheur des uniformes se détache dans la pénombre.

     Jean était au premier rang, encourageant ses hommes de la voix, et leur donnant l’exemple.

     La fumée de la première décharge était à peine dissipée, que soudain le chef s’arrête, il a pâli... En face de lui, dans les rangs allemands, il vient de reconnaître son frère, son René bien-aimé.

     Est-ce possible, au milieu des ennemis de la France! René! Traître aux siens, à sa famille, à ses traditions! C’est de sa main qu’il périra!

     Or, voici ce qui s’était passé. Le jeune homme avait pris du service dans l’armée des envahisseurs et conquis l’épaulette d’officier.

     Le cœur serré par la rage, Jean n’hésite plus, il arrache le fusil des mains de l’homme qui se trouve à ses côtés, épaule met en joue et fait feu.

     Le petit nuage de fumée produit par la détonation disparaissait à peine, que le corps de l’officier allemand, la tête fracassée, s’affaissait sur les côtés de la selle, retenu seulement par la courroie dont nos ennemis avaient eu la précaution de munir leurs cavaliers dans le but de permettre au cheval de rapporter au camp celui des leurs que les balles avaient abattu.

     Jean avait, dans un sublime et héroïque désespoir, tué son propre frère, ne laissant pas à une main étrangère le soin de cette suprême action.

     Deux larmes tracèrent leur amer sillon sur ses joues encore plus pâles; le mouvement de colère, sous l’impulsion duquel il avait agi, était passé, il ne pensait déjà plus qu’à son devoir.

     — En avant! mes enfants! commandait-il d’une voix ferme.

     A cet ordre, le bataillon s’élançait, baïonnette au canon. Trois pas encore et Jean tombait, frappé mortellement d’une balle en plein front, en s’écriant:

     — Merci, mon Dieu! Vive la France!


Maurice DORMANN.
Septembre 1897.

Anciens combattants étampois de 1870 (vers 1905)
Anciens combattants étampois de 1870
(cliché de Paul Royer, vers 1905)
 
 
BIBLIOGRAPHIE


     Maurice DORMANN, «Deux frères. Nouvelle» [datée de sepembre 1897], in Revue Étampoise. 1899. Almanach d’Étampes et Annuaire de l’Arrondissement publié par le Réveil d’Étampes. Dixième année, Étampes, L. Humbert -Droz, 1898, pp. 17-18.
     
     Bernard GINESTE [éd.], «Maurice Dormann: Deux frères (1897)», in Corpus Étampois, www.corpusetampois.com/cle-20-mauricedormann1897deuxfreres.html, 2015.


Toute critique, correction ou contribution sera la bienvenue. Any criticism or contribution welcome.
Source du texte: Exemplaire de la collection de Frédéric Gatineau.
   
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