CORPUS HISTORIQUE ÉTAMPOIS
   
 
Colonel Frédéric-Henry Manhès
Buchenwald
L’organisation et l’action clandestines des déportés français, 1944-1945
1947
 
     
Colonel Manhès (© Ordre de la Libération)  
Colonel Manhès (© Ordre de la Libération)
Frédéric Manhès: Buchewald (1947)
   
     Le colonel Manhès, né en 1889 à Étampes, fils d’horloger, après s’être ilustré pendant la grande Guerre fut durant la Seconde résistant et adjoint de Jean Moulin. Arrêté par la police française, il fut déporté à Buchenwald en janvier 1944. Il y a présidé une Organisation secrète dont il raconte ici l’histoire. Il est mort en 1959, honoré de nombreuses distinctions amplement méritées et repose au Père Lachaise.
     Nous pensons rendre hommage à sa mémoire en rééditant, ad perpetuam rei memoriam, selon ses termes, ce témoignage d’un Étampois sur ce que fut Buchenwald, qui n’a jamais été réédité et reste largement méconnu.
     
FRÉDÉRIC-H. MANHÈS
(Colonel Frédéric)
Ex-Président du Comité clandestin des Intérêts français
Ex-Chef militaire de la Brigade française d’action libératrice
au camp de Buchenwald.



BUCHENWALD
L’ORGANISATION ET L’ACTION CLANDESTINES
 DES DÉPORTÉS FRANÇAIS 1944-1945



Collection «Se Souvenir»
F. N. D. I R. P.
10, rue Leroux, 10

Frédéric Manhès: Buchewald (1947)

[p.5]
AD PERPETUAM REI MEMORIAM

     Ces pages devaient être écrites... pour révéler la Vérité souvent déformée.
     Elles perpétueront le souvenir de ce que surent réaliser des déportés français dans un bagne allemand;
     Elles rappelleront que des Français surent garder — en des heures noires — une attitude digne et courageuse;
     Elles proclameront qu’un tel exemple oblige à ne jamais cesser de croire à la pérennité du peuple de France;
     Elles sont dédiées à tous Ceux de mes camarades qui surent s’oublier eux-mêmes pour penser à leurs frères.

FRÉDÉRIC.
[p.6] [p.7]


AVANT-PROPOS


     J’ai l’impression que les Français n’ont pas été jusqu’à ce jour suffisamment renseignés sur certains côtés de la déportation.

     Cette impression m’a été confirmée par une audition de personnalités parlant à la Radiodiffusion d’un problème qui ne sera sans doute jamais résolu complètement, bien qu’étant à coup sûr le plus susceptible d’émouvoir.

     Ce problème a déjà été soulevé clans des campagnes de presse très tendancieuses; c’est celui d’un prétendu «CHOIX» fait entre les déportés d’une même nationalité pour les envois en transport, c’est-à-dire pour les départs en «kommandos de travail extérieurs», lesquels étaient souvent des kommandos où les déportés allaient trouver... la mort.

     J’ai écouté avec émotion les propos échangés, et c’est parce que j’aurais voulu que ces propos fussent autres que j’ai écrit cette petite brochure pour tenter de jeter quelque lumière sur le sujet.

     Je tiens, tout d’abord et dès cet avant-propos, à redresser pour mes lecteurs cette erreur grossière qui veut que l’on considère les camps de déportation comme des bagnes de «détenus politiques»; certes, le nombre de ceux-ci a, sans cesse, grossi; en 1944 et 45, il a même, parfois, dominé, mais ceux dont le nombre dominait encore en 1943 et même au début de 1944. qui subsista par la suite dans bien des camps, étaient des «droits communs», c’est-à-dire des criminels, des voleurs, des bandits, qui furent longtemps, dans certains camps, et jusqu’à la fin dans d’autres camps (comme Mauthausen) les détenteurs des pouvoirs, n’ayant que mépris pour «les politiques» qu’ils considéraient comme une plèbe taillable et corvéable à merci.

F.-H. M. [p.8] [p.9]

Le Camp de concentration de Buchenwald
(K.L.B.)

     Qu’était-ce donc que Buchenwald?... Etait-ce un endroit tellement détestable?... La Nature, pour une fois inconsciente, avait-elle fait surgir en ce point du monde un lieu où les humains devaient connaître les prémisses de l’Enfer?

     Non Pas!... Buchenwald, c’était il y a environ un siècle et demi, sous Charles-Auguste, duc de Weimar, un site où Goethe aimait à promener ses rêveries. Buchenwald, c’était le «bois de hêtres» qui couronnait le mont Etters; nous y vîmes encore, en 1944, le grand chêne au pied duquel Gœthe  venait s’asseoir... Une prédiction pesait sur cet arbre l’Empire allemand devait disparaître, disait-elle, au cours de l’année qui suivrait celle de la mort du chêne. Curieuse coïncidence, l’arbre qui s’étiolait fut gravement brûlé au cours du bombardement du camp, le 24 août 1944... Il acheva de mourir avant la fin de l’année; l’année suivante, 1945, vit — comme chacun le sait — l’effondrement du IIIe Reich.

     Du lieu de promenade et de poétiques rêveries de celui qui fut leur plus grand poète, les Allemands — avec une conception bien tudesque — avaient fait un bagne!... Le «bois de hêtres» était devenu «Buchenwald», camp de concentration, assez semblable aux innombrables camps créés par les nazis pour mater et pour faire mourir d’une mort systématiquement voulue et lente, les hommes, les femmes et même les enfants dont la religion, les opinions, la formation ou l’esprit patriotique n’avaient pas l’heur de leur plaire.

     Ce caractère assez particulier de Buchenwald fait ressortir mieux qu’aucun autre camp les oppositions incroyables [p.10] qui peuvent germer dans les cervelles allemandes.

       Dans ce bagne, comme dans les autres d’ailleurs, non contents de condamner aux travaux forcés les patriotes déportés, le premier travail des hitlériens et de leurs hommes «de mains», les SS, consistait à leur enlever toute personnalité, même apparente... dépouiller l’homme totalement... le raser de pied en cap... le vêtir ridiculement à l’aide de défroques... ne rien lui laisser de son passé, pas une photographie de sa femme ou de ses enfants... pas même son alliance!...

     Le faire vivre dans une incroyable promiscuité et dans des conditions qu’ils voulaient dégradantes, afin que l’homme eu vienne à ne plus avoir le respect de lui- même. Créer l’unification par la base, cette base étant déterminée par un niveau très au-dessous de ce qu’aucune société, même la plus intolérante, ait jamais infligé à ses parias, voire à ses esclaves!... L’affaiblir physiquement par le travail forcé, par les coups, par la faim, par les insomnies, afin de lui enlever toute résistance morale.

     Ainsi, l’homme était placé dans des conditions qui devaient hâter une mort que les SS voulaient particulièrement dégradante et... d’autant plus atroce.

     Pour certains, cela dura peu, ils moururent rapidement... la mort abrégea leurs souffrances!... Pour les autres... cela dura, dans certains cas, près de deux années !...

     Le camp de concentration de Buchenwald fut créé le 19 juillet 1937; j’en parle parce que j’y ai séjourné pendant tout près de quinze mois et que les circonstances ont voulu que je sois mêlé à la plupart des actions clandestines.

     Le premier effectif de détenus fut de 149 internés; ils étaient tous des voleurs professionnels; le nazis vidaient les prisons, dont ils avaient besoin pour... un autre usage.

     Par la suite, on mit dans ce camp des chômeurs «volontaires», des objecteurs de conscience, des émigrant repris, des invertis, «Ceux» qui ont rendu la [p.11] race impure, des militaires punis, des détenus de police, des «indignes» de servir sous les drapeaux, des détenus de sûreté, enfin.,, des «politiques» de toutes nationalités.

     En raison de l’arrivée au camp, dans le courant de l’été 1937, d’un grand nombre d’antifascistes allemands, le travail défensif de ceux-ci s’organisa aussitôt, surtout contre les dénonciateurs «verts» (c’est-à-dire les «droits communs») et il ne cessa jamais. Au début, c’est-à-dire en juillet 1937 et pendant les quelques mois qui suivirent, le camp fut dirigé par les «droits communs». Mais les «politiques», après avoir livré des luttes très âpres, prirent le pouvoir en mars 1938 pour le conserver jusqu’en 1940; à celte époque, les «verts» prirent le dessus de nouveau, pour peu de temps d’ailleurs, car les «politiques allemands» reprirent bientôt la direction pour la conserver jusqu’à la libération.

     Pendant les premières années qui suivirent la création des camps, l’existence y fut effroyable pour les détenus (beaucoup plus pénible encore que ce que nous avons connu); la lutte entre «verts» et «rouges» était réellement une question de vie ou de mort; les militants allemands durent déployer une réelle ténacité et un grand courage pour triompher. Ils furent aidés par une cause matérielle: l’extension des camps qui contraignit les SS, faute de personnel, à les admettre, dans les hautes fonctions, à côté des «droits communs».

     Le lecteur peut être surpris quand j’écris «Ce furent les ‘politiques’ ou les ‘droits communs’ qui dirigèrent le camp». Cela mérite une explication: l’administration était, bien entendu, entre les mains des SS, mais ces «seigneurs de la guerre» déléguaient une partie de leur pouvoir à une administration «internée». Sans illusion, les SS considéraient les détenus allemands comme les pires crapules, la plus méprisable engeance, mais — malgré tout — ils leur reconnaissaient, par la naissance tout au moins, une appartenance à la race sacrée, même dans cet univers à part.

     Les sommets de la hiérarchie concentrationnaire étaient, par la volonté des SS, uniquement recrutés parmi les détenus allemands, Les lagerältester, le Küchekapo, les [p.12] Kapos du Revier, de la Schreibstube, de la Politischabteilung, de l’Arbeitsensatz, de l’Arbeitstatistik, de l’Effektenkammer, les chefs de Blocks, les grands fonctionnaires de la police et du contrôle, les Kapos, formaient les cadres essentiels, l’aristocratie internée. Les chefs de Flügel, les Vorarbeiter, les Lagerschütz, les petits fonctionnaires, les Stubendienst constituaient la très large base des privilégiés.

     Le camp ne reçut que des Allemands pendant près de deux années; c’est seulement en mars 1939 que les premiers étrangers, des Tchèques, arrivèrent à Buchenwald. Successivement arrivèrent ensuite les Polonais, les Russes, les Grecs, les Hollandais, les Luxembourgeois, les Danois, les Bulgares, les Roumains, les Italiens, les républicains espagnols, les Yougoslaves, les Belges, etc.

     Dès l’arrivée au camp d’antifascistes étrangers, c’est-à-dire de «politiques» étrangers, le travail défensif passa sur le plan international et fonctionna si bien que jamais les espions à la solde des SS ne purent le détecter; cependant, pour une soupe, pour un morceau de pain, que de délateurs!... Cela explique de quelles mesures de précautions ce travail dut être entouré.
Cette étroite collaboration internationale des détenus a consisté, pour autant que cela entrait dans les possibilités, en distributions de solidarité provisions, tabac, vêtements, en dehors du contrôle SS.

     Durant cette période, tout au moins, des mesures furent prises, autant que faire se pouvait, pour que les «politiques» fussent affectés à des kommandos qui offraient un minimum de dangers.

     Les détenus «politiques» qui avaient entrepris la lutte contre l’organisation de guerre allemande et pour la défense des résistants, avaient â craindre une destruction totale in extremis; ils montèrent une organisation militaire internationale dans laquelle les Français furent admis par la suite; c’est cette organisation qui entra en ligne dans les heures de la libération, le 11 avril 1945. Elle était ignorée de bien des détenus qui parlent haut aujourd’hui; nous ne pouvions pas en effet accorder notre confiance à la plupart de ceux-ci, déficients physiquement ou même, plus souvent encore, déficients moralement. [p.13]

Buchenwald, dessin de Jacques Lamy dans le Cahier-Souvenirs de Foucher-Créteau (1944 ou 1945)
Les déportés français.

     Les premiers Français arrivèrent seulement le 27 juin 1943, dans ce milieu international dont les dirigeants allemands, pour avoir tellement souffert dans cette enceinte où rien n’était organisé six années plus tôt, avaient acquis une rudesse et une brutalité auxquelles les prédisposaient leurs ataviques instincts; de ces tout premiers internés, peu avaient survécu et, parmi les survivants, certains étaient simplement abrutis, d’autres étaient devenus féroces, quelques-uns étaient restés humains. Dans l’ensemble, ils étaient francophobes.

     Parmi les autres éléments étrangers, les politiques antifascistes étaient possédés d’une haine réelle envers les Français qu’ils rendaient responsables de leurs malheurs, les Français lâches qui n’étaient pas intervenus lors de l’envahissement de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, les Français fascistes et capitalistes, qui avaient, à leur avis, accepté la kollaboration avec l’envahisseur de leur pays.

     Quant aux éléments non politiques, on trouvait parmi eux un échantillonnage de tout ce qu’il est possible de rencontrer comme indésirables dans tous les pays d’Europe, bien qu’ils portassent le triange «rouge» comme les «politiques»; ces éléments très douteux constituaient la grande masse des détenus; c’est ce qui permet aujourd’hui à certains revenants de dauber sur l’ensemble des Russes et des Polonais plus particulièrement, parce qu’ils sont ou mal renseignés ou de mauvaise foi.

     Les Russes, qui composaient l’immense masse anonyme des camps, ne comprenaient qu’une infime minorité d’éléments arrêtés directement pour des motifs politiques, mais surtout des paysans ukrainiens et Russes blancs, déportés dans les usines allemandes et arrêtés par la suite pour vols d’outils, de nourriture, pour infraction aux lois du travail, pour abandon du travail; des criminels professionnels, [p.14] experts du vol à la tire, échappés des prisons, pris par les SS et jetés dans les camps; une meute enragée d’adolescents de moins de vingt ans, arrachés à la vie soviétique avant d’avoir reçu l’empreinte des disciplines sociales, jetés dans les «bagnes civils» du travail libre, contraints pour défendre leur peau aux pires violences et s’y jetant tête baissée avec tout l’entrainement d’une robustesse exceptionnelle, ne sachant rien d’autre que la force, les ruses, les rapines, les haines inexpiables d’un monde sans bornes, sans frontières, sans règlement.

     Les Polonais, premier apport étranger dans les camps (après les Tchèques), étaient aussi, dans une large mesure, des travailleurs déportés, arrêtés pour les mêmes motifs que les Russes et, plus encore, des gens pris dans des rafles monstres, détenus anonymes sans motif d’aucune sorte. La phalange d’opposants politiques était assez réduite. Très peu d’ouvriers authentiques, quelques poignées d’intellectuels, des paysans et une foule de petits artisans, de commerçants, de petits propriétaires arrachés aux horizons les plus lointains des terres polonaises, et presque tous foncièrement conservateurs, passionnément antirusses, haïssant les Allemands, mais souples et serviles devant les seigneurs tant que la puissance ne leur était pas enlevée, joyeusement et grandement antisémites, étonnamment incultes et chauvins.

     J’ai beaucoup insisté sur ces deux catégories de concentrationnaires, parce que je trouve pénible et profondément injuste que les détenus politiques russes et polonais portent la responsabilité des exactions ou des crimes commis par certains éléments nés dans leurs pays mais qui constituaient la lie de la société.

     Quel accueil fut fait aux Français dans cet univers?... Il est aisé de l’imaginer, et cela d’autant mieux que, dans les débuts, ce sont les «droits communs» qui dominaient dans les arrivages de Français: ouvriers travaillant en Allemagne, volontaires pour la plupart, arrêtés pour marché noir, pour vol, pour avoir couché avec des Allemandes; représentants du marché noir français arrêtés pour trafics frauduleux, trafiquants d’armes, fabriquants de faux papiers, pour des gains appréciables, passeurs exploiteurs de juifs, maquereaux de tous poils. [p.15]

     Le moins qu’on puisse dire de l’accueil que les Français reçurent, qu’ils fussent «politiques» ou «droits communs» (la discrimination était difficile à faire dès l’arrivée, puisqu’ils portaient tous le triangle «rouge»), c’est qu’il fut celui que les garde-chiourmes accordent normalement aux bagnards.

     Le Français, comme je l’ai déjà dit, était l’être humain le plus mal vu; il portait le poids de toutes les erreurs commises dans la politique internationale, erreurs qui avaient causé de grandes déceptions à des hommes qui s’attendaient à ce que les Français, comme à leur habitude, accourent se battre pour leur rendre la liberté. De plus, le Français était considéré comme un réactionnaire, un fasciste, un capitaliste; le Français était à priori sale et paresseux, etc., etc. Finalement, il était tout juste bon pour les kommandos les plus pénibles, et cela faisait admirablement l’affaire de tous ceux qui désiraient ne pas être envoyés en transports.

    En nombre restreint, pas organisés, les Français étaient voués à l’extermination. Heureusement, avec le grands arrivages de fin 1943 et de janvier 1914, le nombre de «politiques» français augmenta très sensiblement: «gaullistes» des groupes de résistance affiliés aux Forces françaises libres, parachutés des services de la France Combattante, communistes internés depuis 1941 et 42 parfois, francs-tireurs et partisans, médecins résistants, fonctionnaires également résistants, cheminots saboteurs, petits bourgeois et petits commerçants; malheureusement, parmi ces hommes, beaucoup avaient été arrêtés pour des motifs légers, certains au cours de rafles; ceux-là «tenaient» mal souvent, ils manquaient de point d’appui, leur cerveau se désarticulait, ils mouraient sans que nous puissions rien faire pour eux, car ils ne comprenaient pas ce qui leur était advenu.

*
*   *

     Je fis partie du second arrivage de janvier 1944. Nous dûmes, mes compagnons et moi, constater le pénible état d’esprit qui régnait, le manque total de considération dont les Français pouvaient se plaindre à juste titre, et même [p.16] la méfiance dont était l’objet la plupart des résistants les plus authentiques.

     Surpris tout d’abord d’être tellement mal accueillis par les étrangers et aussi de devoir constater, peut-être à tort d’ailleurs, le peu d’empressement mis par nos compatriotes installés au «Grand Camp» à venir nous tendre la main, nous décidâmes de nous grouper clandestinement pour nous défendre, pour détecter les espions, pour nous entr’aider et pour rechercher un contact avec les détenus étrangers, détenteurs du pouvoir ou de postes importants, susceptibles d’accepter de nous écouter, d’admettre que nous n’appartenions pas à cette catégorie de Français auxquels ils étaient en droit d’adresser des reproches, mais qu’au contraire nous étions des hommes qui avaient été arrêtés parce qu’ils avaient lutté pour la libération des peuples, et enfin, fait qui nous importait le plus, pour les inciter à nous venir en aide.

     Nous ne pouvions compter que sur l’appui d’éléments étrangers, car aucun des Français «installés» n’était en situation de tirer d’affaire une masse aussi nombreuse de compatriotes. Presque tous les postes importants étaient aux mains des «politiques allemands»: les doyens, les chefs de blocks, les kapos; parmi les kapos, des kommandos de travail, il y avait des Tchèques et des Polonais, il y eut rarement des kapos d’autres nationalités et jamais aucun Français, contrairement à ce qui a pu être dit; quelques «verts» conservèrent des postes, mais pendant peu de temps; ils disparurent en kommandos quelques semaines après notre arrivée.

     J’ai dit ce que je pensais de la presque totalité des survivants allemands; cela je le maintiens. mais je dois à la vérité de reconnaître qu’ils avaient fait un très grand effort pour organiser le Camp; c’est à eux seuls que nous dûmes d’avoir trouvé la possibilité de vivre un peu mieux que des bêtes et, surtout, d’avoir trouvé des règles d’hygiène. Ces hommes, qui avaient connu d’effroyables épidémies, savaient que les SS, en de telles circonstances, se contentaient de fermer le camp et d’y laisser «crever» les malades ou de les exterminer en bloc pour éviter que l’épidémie ne s’étende, avaient décidé d’appliquer des mesures draconiennes pour lutter contre les poux; malheureusement, [p.17] les règlements utiles étaient mis en application par des demi-fous, abrutis par des années de détention, et nous avons eu bien souvent à souffrir de ces mesures; nombre de détenus moururent de broncho-pneumonies contractées au cours des désinfections.

     On dit que l’Enfer est pavé de bonnes intentions, et... nous vivions bien dans un enfer!

     Une autre erreur commise par les anciens détenus allemands fut l’organisation du service médical. En 1937, lors de la création du camp, aucun service médical n’avait été prévu; il n’y avait ni médecins, ni chirurgiens; certains détenus s’improvisèrent «disciples d’Esculape»... On vit même un... cordonnier audacieux devenir le chirurgien du Camp. C’était grave, certes, mais à cette époque on pouvait admettre l’inadmissible, puisqu’il n’y avait pas de spécialistes; ce qui fut plus grave, c’est que six ans plus tard, alors qu’il y avait pléthore d’excellents médecins, alors qu’il y avait d’excellents chirurgiens, les mêmes Allemands — qui n’avaient réalisé que bien peu de progrès — continuaient à imposer leurs diagnostics, leurs soins, continuaient â opérer, tolérés par les médecins SS.

     Même plus tard, quand des médecins diplômés eurent été admis à exercer leur science au bénéfice des détenus, ils étaient placés sous le contrôle de ces taux médecins et de kapos non qualifiés; ils passaient «la visite», fournissaient le diagnostic, mais n’avaient pas le droit de conclure.

     Ces erreurs furent une source supplémentaire de souffrances; elles causèrent bien des décès (1).

     Il n’en subsiste pas moins que les «politiques allemands» osèrent faire admettre par les SS et parfois même osèrent imposer des mesures qui sauvèrent d’une mort certaine des milliers de déportés de toutes nationalités. [p.18]

     (1) Je ne m’étends pas davantage sur les services médicaux, une notre brochure qui sera établie par un ou plusieurs médecins français déporté mettra au point cette importante question.

L’organisation «défensive» des déportés français.


     Lors de notre arrivée, n’ayant connu que les prisons de France et le camp de Compiègne, nous ignorions tout, bien entendu, de la vie des camps, mais dès l’abord nous avons ressenti l’impérieuse nécessité de lutter contre la lente désagrégation des idées et de tout ce qui faisait «la raison d’être». Notre premier travail fut de nous renseigner et d’essayer de comprendre.

     Le voyage (?) en wagons «40 hommes — 8 chevaux» nous avait déjà appris qu’il faudrait diviser notre nouvel univers, quelles qu’en soient les conditions, en trois catégories d’individus: Ceux qui continueraient à lutter pour se défendre et pour aider les autres à se défendre; ceux qui, égoïstement, sauraient se «débrouiller» pour se défendre; ceux enfin qui, déjà, étaient des victimes volontaires vouées à l’abattoir.

     Immédiatement, parmi les Français décidés à lutter, deux groupes se formèrent qui, parallèlement, et malheureusement sans accord préalable, entreprirent de remonter le violent courant d’un fleuve qui emportait les épaves nationales.

     Les premiers qui trouvèrent le contact furent les dé portés du P.C.F.-Front National qui se trouvèrent immédiatement plus près idéologiquement de la plupart des détenus politiques étrangers, notamment des Allemands, des Russes, des Tchèques, des Polonais. Pour les autres «résistants», couramment désignés par le vocable (d’ailleurs quelque peu illogique) de «gaullistes», ce fut plus compliqué; le rapprochement cherché fut bien souvent gêné par les nombreuses erreurs de certains Français qui, bien qu’ayant été des résistants, étaient cependant aveuglés par leurs sentiments politiques. Ils allèrent jusqu’à lancer l’idée de créer un groupement anticommuniste. Heureusement pour nous, et aussi pour ces maladroits, une majorité se dessina rapidement dont les composants, plus compréhensifs, décidèrent de créer un comité restreint [p.19] dont les membres pouvaient donner aux responsables étrangers les assurances réclamées de fidélité aux idées républicaines. C’est ce comité, conduit par quatre hommes, qui entreprit le travail.

     Avant d’aller plus avant dans mon exposé, il me parait indispensable de dire que, pour comprendre la vie dans un tel milieu, véritable jungle où la vie d’autrui ne comptait plus, il faut y avoir vécu et, surtout, il faut ne pas y avoir vécu replié sur soi-même comme beaucoup de déportés le firent. Il faut avoir voulu comprendre, il faut avoir voulu aider ses compagnons de misère, il faut avoir voulu ne pas s’abandonner, il faut avoir voulu résister, avoir voulu inciter les autres à tenir et à résister.

     Les premiers contacts pris, nous comprîmes qu’il fallait agir avec la plus grande prudence pour notre sécurité propre, et aussi pour la sécurité de nos compagnons, afin d’inspirer confiance aux hommes qui n’avaient réussi dans leurs entreprises qu’en employant la plus absolue circonspection. La moindre imprudence pouvaient faire pendre des dizaines de Français et entraîner les camarades étrangers qui auraient consenti à nous aider.

     Nous avions deux missions principales à remplir, envers et coutre tout:
     1° Permettre au maximum de Français de rentrer en France et d’y rentrer dans les meilleures conditions;
     2° Freiner et même saboter la production de guerre allemande.

     Quels moyens s’offraient à nous?

     Pour accomplir la première mission. il fallait tout d’abord faire revenir nos co-détenus des autres nationalités sur leurs préventions à l’égard des Français; pour en arriver là, il fallait créer une ambiance qui nous soit favorable et qui soit également favorable au maintien du «moral» souvent déficient, de certains de nos compatriotes, lesquels commettaient nombre d’erreurs psychologiques, se livraient à de menus trafics ou à des échanges réprouvés. Il fallait donc réaliser un étroit coude à coude et la plus complète solidarité, sur le plan national — [p.20] bien entendu — mais aussi sur le plan international dans la mesure du possible; il fallait appliquer un nouveau proverbe: «Aide les autres, les autres t’aideront.»

     Cela ne fut pas toujours compris de tous les Français, certains d’entre nous, pensant trop souvent et égoïstement à l’immédiat, ne se rendaient pas compte que dans une telle jungle, où les hommes formaient une sorte de conglomérat des plus chaotiques, un effroyable mélange des plus belles qualités et des plus insoupçonnables vices, il était impossible de vivre «pour soi», entre nationaux, sans se préoccuper «des autres».

     Pour mieux comprendre, il faut réaliser que la collectivité française n’a jamais dépassé 13% du total des internés et que tous les postes importants étaient aux mains des étrangers, la plupart ennemis ou, au moins, adversaires déclarés des Français.

     Notre Comité, créé au début de février, avait déjà obtenu trois mois plus tard des résultats tangibles; il avait été admis à discuter avec des responsables allemands, tchèques et polonais; il avait fait accepter des médecins et des chirurgiens français au Revier et ceux-ci, de leur côté, avaient trouvé des contacts qui avaient sensiblement élargi nos moyens; nous obtenions des entrées à l’hôpital, des bulletins de repos et des radiations de transports.

     L’effort de compréhension accompli et les mesures prudentes que nous employions rapprocha de nous le Comité d’action P.C.F.-Front National, et finalement, grâce à l’intelligente compréhension du responsable communiste désigné en juin 44, les deux groupes fusionnèrent en un Comité des intérêts français, émanation de tous les groupes, réseaux, mouvements ou services de la résistance.

     Ayant réalisé ce rapprochement des résistants français, cette unité non pas totale (il y eut toujours des irréductibles) mais largement majoritaire, nous pûmes aider matériellement et soutenir moralement tous les Français, même les irréductibles; nous parvinmes à faire reprendre aux Français, avec la considération générale retrouvée, la place que la qualité des résistants n’aurait jamais dû leur faire perdre; cela se fit en liaison et avec l’aide des anciens détenus des diverses nationalités, grâce à l’entente internationale de tous les éléments sains. [p.21]

*
*   *

     Qu’avons-nous fait alors?... Il s’agissait de prendre une position défensive, forcément limitée par les conditions dans lesquelles se trouvaient placés les organisateurs de la défense et de la résistance. Toute action était commandée par les deux missions précitées; il fallait donc, tout en prenant cette position défensive, ne pas nuire au freinage de la production de guerre allemande.

     La position défensive, la plus nette, était d’éviter tout transport, fut-il bon, si la possibilité s’en offrait. C’est là que certains en sont venus à parler d’un «choix». Ceux là, qui ont ainsi pris la parole sans y être invités et sans en avoir reçu le mandat, connaissaient-ils bien la question?... Ceux-là avaient-ils participé à la recherche des solutions qui devaient être apportées aux problèmes qui nous préoccupaient?... D’ailleurs, y avait-il choix à proprement parler, lors des désignations pour les «transports», tout au moins en ce qui regardait plus particulièrement nos nationaux?

     Sans craindre d’être démenti par un ancien détenu qualifié, je réponds sans hésitation: non!... Il y eut des placements en kommandos donnant des garanties approximatives de rester au camp, par exemple les deux usines Gustloff et Mibaù, ou encore les services intérieurs du camp: tailleur, reprisage des chaussettes, D.A.W., Optique, Cour du bois, etc., et les blocks d’invalides (encore là, courait-on toujours le risque de l’extermination un jour ou l’autre). Mais dans ces kommandos peut-on prétendre que certaines catégories, les communistes, par exemple, furent spécialement avantagés?

     Pour soutenir une telle affirmation, il faudrait dire que les ministres André Marie et Eugène Thomas, que des députés comme Albert Forcinal, que Julien Cain, directeur des Bibliothèques nationales, que Hewitt, professeur au Conservatoire, que le général Verneau, chef d’E.-M. général de l’Armée, que le professeur de la Faculté de Droit de Paris Mazeaud, que l’abbé Hénocque, ancien aumônier de l’Ecole de Saint-Cyr, que le bâtonnier Teitgen, que le général d’armée Audibert, le banquier de Lubersac, [p.22] les comtes Pierre et Charles d’Harcourt, que vingt généraux, que cinquante colonels, que plus de cent officiers supérieurs, que des juges, des professeurs, des médecins, des chirurgiens, des pharmaciens, des dentistes, des avocats, des intellectuels de toutes catégories, étaient tous des communistes; cela tombe au premier examen sérieux fait par des gens de bonne foi.

     La vérité est que les dirigeants des Comités de défense ne faisaient pas ce qu’ils voulaient; la vérité est que la désarticulation organisée par les politiques, de la machine allemande, par le freinage et le sabotage, obligeait à prendre certaines mesures, comme celle qui avait été décidée internationalement de ne pas fournir de spécialistes pour les kommandos destinés aux firmes allemandes (aviation, armement, radio) travaillant pour la guerre; cette organisation fonctionnait déjà quand les Français commencèrent à arriver au Camp, et il était dans la mission des résistants français devenus des esclaves au service des ennemis de leur Patrie et de ses alliés, de freiner la production ennemie à l’aide des faibles moyens restant à leur disposition dans ce bagne: cela nous l’avons déjà dit, comme nous avons déjà dit qu’ils avaient aussi pour mission de défendre leur collectivité.

     Ces deux missions n’étaient pas toujours en accord parfait et il était toujours difficile de sauver ses nationaux dans ce «Konzentration lager» réunissant tant de nationalités diverses animées toutes d’un esprit nationaliste poussé, par la volonté de vivre, jusqu’au plus ardent «chauvinisme». Peut-on, aujourd’hui, blâmer chaque Comité national d’avoir fait effort pour protéger «les siens, même au détriment «des autres» , contre le risque de mort?

     Je dis qu’en 1914-45, il n’y eut pas «choix» entre Français, il y eut rééquilibre — entre nationalités — dans les désignations pour «TRANSPORTS», et cela au bénéfice des Français trop longtemps considérés comme tout juste bons pour l’extermination.

     S’imagine-t-on ce que pouvait être la préparation d’un transport dans une telle atmosphère? [p.23]

     En voici à peu près le processus habituel: Les SS demandent, par exemple, 500 häftlings pour un kommando; l’ordre parvient au kapo de l’arbeitstatistik (allemand); celui-là est le maître de la situation, en apparence du moins, car il n’est pas seul, il a près de lui un contrôleur SS et des représentants d’autres nationalités imposés par les Comités nationaux dont les plus puissants sont les Tchèques et les Polonais. Parmi ces puissants, il y avait un Francais qui, encore en mars 1944, jouait le modeste rôle d’interprète; il n’entra dans les rouages de l’administration qu’en mai et ce fut seulement en juin 44 que le Comité lui permit de renforcer son action. On peut imaginer la position délicate et difficile de cet homme souvent critiqué, longtemps soutenu par un groupement relativement faible et dont les individualités étaient loin de jouir de l’estime générale; on pourra discuter sur ce point avec tous les meilleurs comme avec les plus mauvais arguments, il n’en subsistera pas moins qu’il y eut là un fait éclatant d’évidence.

     Une liste de 500 noms est donc établie… elle circule dans les blocks pour que les häftlings désignés en soient avisés; bien entendu, personne n’est satisfait; chacun des désignés qui, la veille, se plaignait de Buchenwald, cherche à y rester. C’est une course éperdue, les responsables qui assurent la liaison avec le service arbeitstatistik, assaillis de demandes de radiation, assaillent eux-mêmes leurs représentants au service et le kapo lui-même; tout cela se fait en secret, bien entendu. en cachette du contrôleur SS... des noms sont rayés, d’autres sont ajoutés... et le moment vient où les hommes dont les noms figurent sur la liste définitive (?) devront passer la visite médicale; tout häftling examiné lors de cette visite, soi-disant médicale, du médecin SS... et déclaré «bon» est transportable; ici, la lutte reprend, l’action est portée près du médecin-häftling qui assiste le médecin SS, puis près du kapo du revier, entre les mains duquel passe la liste.

     Enfin, la liste revient à l’Arbeitstatistik, où les délégués des Comités triturent encore avant d’établir la liste qui sera remise aux SS.

     Les nombreux Français qui échappèrent aux transports d’extermination ou aux transports «durs», entre avril [p.24] 1944 et février 1945, doivent se souvenir de leurs camarades, constructeurs de «Dora» qui n’ont pas pu bénéficier, eux, d’une organisation française. Si ces Français n’étaient pas encore au Camp, tant mieux pour eux, mais ils doivent apprendre, s’ils ne le savent déjà, que dans la seule période qui va de juin à octobre 1943, 3.000 Français porteurs de numéros des séries 14000, 20000, 21000 et 30000, sont partis sacrifier leur vie ou leurs forces pour creuser le tunnel fameux.

     Certains Français de ces séries sont cependant demeurés au camp; sans porter de jugement sur eux, il est possible de retenir que ce ne fut pas des raisons toujours logiques qui déterminèrent leur fixation; de ces raisons il découle que les «spécialistes» ou les «débrouillards » (se faisant passer pour spécialistes) éliminèrent les «non spécialistes».

     Je pense que les Français qui ont critiqué l’organisation défensive française devaient avoir connaissance du nombre de Français qui partirent encore: parmi les 38000, en décembre 1943, dès leur sortie de quarantaine, 300 encore pour Dora, et parmi les 39000 et les 44000 (arrivages de janvier 1944) les 10, 11, 16 et 17 février, la quarantaine n’étant pas achevée parfois, 1.000 pour Dora, et le 13 mars, 300 encore et toujours pour le même Dora; c’était la période où Dora mangeait en moyenne 1.500 hommes par mois; c’était la période où les Français mal vus, sans organisation, étaient tout désignés pour remplacer les hommes d’autres nationalités que leurs organisations de défense savaient faire rayer des listes.

     Mais l’organisation française progressait, déjà des résultats avaient été obtenus par chacun des deux Comités français, et, une liaison ayant été réalisée, le Comité P.C. F.N. aidait le Comité «Résistance française».

     En mai 1944, après l’arrivée d’un transport comptant nombre de communistes de la Région parisienne (transport dans lequel se trouvait notamment Marcel Paul), l’organisation se concrétisa jusqu’à donner naissance au Comité des intérêts français. Dès lors, la situation s’améliora de mois en mois, nos camarades fatigués obtinrent des «schonungs» (jours de repos) par centaines chaque jour; nos malades entrèrent à l’hôpital régulièrement, au [p.25] lieu d’être renvoyés régulièrement de la visite, uniquement parce qu’ils étaient Français; les radiations de transports ne cessèrent d’augmenter, on peut citer tel transport pour le kommando d’extermination d’Ordruff (S. III) duquel on obtint 66 radiations sur 75 inscrits; on peut encore citer le transport à destination de Langensalza, pour lequel les prisonniers de guerre français partirent ensemble, sur leur demande (n’est-ce pas, Bertin, que vous êtes parti sur votre insistance, alors que vous aviez été rayé sur notre intervention), et encore les transports de Aschersleben et de Halberstadt; nos camarades partirent pour ces destinations afin d’échapper à un inévitable transport pour Dora-Elrich, etc.

     Malgré tous les efforts inlassablement poursuivis, nous étions souvent totalement désarmés, exemple ce transport du mois d’août 44 pour Dora-Elrich. Alors que nous prenions nos dispositions pour sauvegarder le maximum de nos camarades résistants des séries 78000 et 81000, les SS descendus de nuit au petit camp rassemblèrent 1.000 häftlings et nous dûmes constater, au réveil, que ces 1.000 camarades étaient déjà partis.

     Passons à l’examen du travail dans les kommandos du Camp. L’ordre, pour les SS, était de faire observer la loi sur la durée du travail, la main-d’œuvre häftling étant la plus économique: onze heures de travaux forcés, avec une pause de trente minutes vers midi; à ces onze heures, il fallait ajouter les longs appels de durée illimitée selon le caprice des SS, puis le temps nécessaire aux occupations habituelles du block; le détenu était ainsi sur ses jambes de seize à dix-huit heures chaque jour. Cette station debout aurait suffi à elle seule pour toucher un être déjà affaibli par une détention antérieure, miné par la sous-alimentation; là cependant n’était pas le plus grand danger, il y avait le travail, de sortes variables, que nous classerons pour la clarté de nos explications en trois catégories: [p.26]

     1. Le travail en plein air: terrassement, carrière, chemins de fer. Là, rien n’arrêtait: il fallait subir la pluie, le vent, la neige, avec leurs suites logiques : pleurite, pleurésie, pneumonie, congestion pulmonaire et… Revier, puis le plus souvent... Krematorium!

     2. Le travail sous un toit: Usine Gustloff, Usine Mibaù, Optique, D.A.W.: seulement, entrer dans un tel kommando c’était accepter de travailler pour la guerre; il y avait donc lieu d’exiger de l’interné l’indispensable promesse de ne pas transformer une telle faveur à l’avantage des oppresseurs, d’où «freinage» et «sabotage» obligatoires, ces usines étant pour les «internés» des usines contre la guerre et non pour la guerre.

     Il y avait une troisième catégorie de travail: les kommandos du camp; ceux-là offraient des avantages extraordinaires avec une surveillance faible ou inexistante, un travail le plus souvent en faveur de la collectivité «internés» : Politische-abteilung (Bureau politique), Effektenkammer (magasins), Strumpfstoperei (reprisage des chaussettes), Schneiderei (tailleur), Küche (cuisine), Wäscherei (lavage, douches), etc.; il était fort difficile d’entrer dans un de ces petits kommandos privilégiés dont la porte était «très étroite».

     Moins le travail était pénible, plus grandes étaient les difficultés rencontrées pour y accéder.

     Beaucoup de Français, pour cette raison, étaient difficiles à placer, ils l’étaient également parce que le plus souvent ignorants de la langue allemande; ces difficultés, qui auraient déjà suffi, étaient encore aggravées par ce fait que beaucoup se montraient peu sociables, souvent nerveux, ne tenant pas suffisamment compte de ce que lorsqu’il s’agit d’hommes ne parlant pas la même langue, le moindre geste, souvent le plus anodin, risque d’être interprété comme une menace; tout cela nuisait au travail d’unité que nous nous efforcions de réaliser sur le plan international, seul moyen pourtant d’obtenir de réels et tangibles résultats.

     Certes, je ne conteste pas les défauts et les vices des concentrationnaires d’autres nationalités et j’ai fait la critique qui convenait de l’attitude regrettable et répréhensibles [p.27] des voyous et des voleurs polonais et ukrainiens, mais on ne m’empêchera pas de dire qu’il y eut des Français, peu nombreux heureusement, qui pensèrent «à eux» seulement, sans penser à aider les autres (parmi lesquels il faut placer nombre de leurs compatriotes).


Mutations du «Petit Camp» pour le «Grand Camp»

     En juillet 1944, il y eut tant d’arrivages que les baraques des deux camps ne suffirent plus, malgré l’entassement progressif allant jusqu’à faire coucher, dans les box, quatorze hommes sur 4 mètres de planches.

     On entoura de fils de fer barbelés une partie du «Petit Bois» et on y parqua les arrivants... comme des moutons.

     C’était l’époque où l’Oberführer SS répondait au Lagerältester I, qui lui faisait remarquer le nombre sans cesse grandissant de häftlings: «Si cela est nécessaire, j’en mettrai jusqu’à ce qu’on ne puisse plus fermer les grilles d’entrée!» et, sur la réflexion qu’il n’y avait plus de quoi mettre à l’abri un seul homme des nouveaux arrivages, il ajoutait: «Ils ont le sol pour se coucher et le ciel leur servira de toiture!»

     Le Comité français s’employa à faire installer des tentes, puis des baraques, invitant — en présence de la mauvaise volonté du personnel du camp — les détenus à faire eux-mêmes les installations. Sans l’insistance du Comité, les détenus auraient continué à coucher sur la terre détrempée par des pluies diluviennes et à recevoir, nuit et jour, la pluie qui, à cette époque, tomba parfois sans arrêt pendant plusieurs jours; là encore, l’intervention de l’organisme français se produisit efficacement et ses dirigeants seuls peuvent savoir quelles difficultés il leur fallut vaincre pour y parvenir.

     Encore un point de l’organisation clandestine à signaler les Mutations du «Petit Camp» pour le «Grand Camp», prononcées sur notre demande en 1945.

     En cette dernière année, dès la fin de janvier, malgré les nombreux départs, le Petit Camp ne vit jamais son effectif [p.28] tomber au-dessous de 13.000; cela représentait un effectif allant de 950 à 1.200 par Block, entraînant une énorme mortalité: 150 par jour, pour le seul «Petit Camp», contre 10 pour le «Grand Camp».

     Le Comité français s’employa à obtenir la mutation du plus grand nombre possible de Français; voici quelques chiffres et pourcentages pour le mois de mars (mois où nous dûmes enregistrer 5.300 morts. Ce nombre devait être encore dépassé en avril où 5.600 morts furent décomptés):
     — Russes: 207 mutés (6,3  % de l’effectif).
     — Polonais: 68 mutés (3 % de l’effectif).
     — Juifs: 46 mutés (0,8 % de l’effectif).
     — Français: 84 mutés (10,6 
% de l’effectif).

     Il faut noter, dans ces renseignements, que parmi les Juifs il y avait une forte majorité de Français.

     Du seul kommando retour de Bochum dont les Français représentaient environ 8 %, lors de la mutation, les seuls Français représentaient 25 % des mutés.

     C’est ainsi que des Français travaillèrent à leurs risques et périls pour améliorer le sort de leurs compatriotes et pour en arracher quelques milliers à la mort.

Intérieur d'un block à Buchenwald en 1945

Organisation «offensive»
(freinage et sabotage)


     L’organisation du «freinage» et du «sabotage» était étroitement liée à l’attribution des emplois (ainsi que je l’ai laissé entendre déjà); cette organisation prit un développement important avec les arrivages de mai 1944; ces convois comprenaient en effet une majorité de métallurgistes de la région parisienne; cette particularité était connue des SS. mais sans que les spécialistes soient connus nommément. On réclama donc un nombre important de spécialistes; cela permit de faire admettre du personnel aux usines, selon la demande des SS, seulement les [p.29] métallos furent orientés sur les emplois de manœuvres, sur les kommandos de terrasse et les services intérieurs du camp, alors que le personnel dirigé sur les usines était surtout composé d’employés de banques et de bureaux, de commerçants, de cultivateurs, d’intellectuels.

     A l’usine Mibaù, le nombre des électriciens de profession ne pouvait se comparer à celui des «amateurs», il était de l’ordre de 1 pour 10.

     Simultanément, une campagne vigoureuse était entreprise contre les procédés honteux tels que l’achat d’un kapo par l’offre de paquets de cigarettes ou d’un Meisier par la livraison d’une partie de colis. Un mot d’ordre fut donné: «Chaque résistant français est digne d’être sauvé (avec ou sans paquet)».

     Voici des exemples: alors qu’à la Mibaù, en mars 1944, les Français atteignaient le nombre de 20, en juillet 1944 ils étaient 640, contre 580 Russes et 400 Polonais. Si l’on pense que la colonie russe était double de la colonie française, si l’on sait que, pour l’ensemble du Camp, les Français ne représentèrent jamais plus de 13 % de l’ensemble, il est aisé de constater quel important résultat fut obtenu.

     Pendant la même période, on enregistra 300 entrées nouvelles de Français à la Gustloff.

     Il faut ajouter que simultanément, dans tous les kommandos du camp, les Français entraient également plus nombreux.

*
*   *

     Voyons maintenant quels furent les résultats de l’Organisation de «freinage» et de «sabotage»; quelques exemples suffiront à éclairer nos lecteurs:

     HALLS 1 et 2. — Montage des caissons et magasins: résultats faibles, les Français étant en petit nombre et l’embauchage étant surtout fait par combines.

     HALL 3. — Montage des fusils G. 43: Ce Hall a commencé à produire en février 1944; malgré l’insistance des Meister et les coups des SS, la production n’a jamais dépassé 50% des prévisions; elle est descendue bien en dessous en juillet et août. [p.30]

     HALL 8. — La production est descendue jusqu’à 35 %.

     HALL 9. — Fabrication des canons de fusils et de carabines: sur 12.000 pièces fabriquées, 9.000 sont refusées; production moyenne: 40 % des prévisions.

     HALL 10. — Fabrication des crosses de fusils G. 43: Dès le début, freinage organisé avec les Tchèques et les Polonais; la production n’a jamais atteint plus de 60 %, elle est même descendue, en mai et juin, à 45%.

     ANCIEN GUSTLOFF-LAGER. — Au début, production de 100%; grâce à l’organisation, elle est tombée à 50 %.

     HALL 11. — Stand de tir et montage après essais: organisation de freinage excellente, nécessitant des embauches nouvelles; malgré cela, la production ne dépassa pas 65%.

     HALL 13. — Mis en activité fin septembre pour le montage des caissons: 40 % de Français y travaillaient eu complet accord avec les soldats de l’Armée Rouge; production totale: 25%, malgré les menaces. Finalement 30 Français sur 120 sont envoyés en transport pour insuffisance de production.

    Enfin, la mise en construction de nouveaux caissons qui avait débuté à 100% en janvier 1945 était tombée un mois après à 25%.

     SERVICE ENTRETIEN. — Six journées pour faire une réparation, là où il fallait seulement une journée. Les moteurs mal montés, les installations électriques mal faites, comme toutes les réparations. L’installation de machines était freinée au maximum.

     La direction ressentant une sourde opposition au rendement a tenté, à plusieurs reprises, d’effrayer par des menaces de mise en transport d’extermination, puis de diviser les travailleurs par la diversité des paies allouées; cette dernière mesure a été combattue par la mise en commun des paies.

     Ensuite, la direction a essayé d’obtenir le résultat désiré par elle en distribuant des suppléments de nourriture: soupe, pain et aussi de la bière... des cigarettes, etc.; là encore la mise en commun a déjoué les manœuvres. [p.31]


La Solidarité

     Nous devons rappeler aussi que, si la déportation fut marquée du sceau indélébile de la souffrance et trop souvent d’un regrettable égoïsme, elle fit naître les indissolubles unions (le groupements d’hommes faites de souvenirs communs, de souffrances semblables, de désespoirs et aussi d’espoirs nés dans l’enthousiasme des succès remportés sur nos gardiens et sur nos tortionnaires, nés dans les chagrins profonds et sincères causés par les ultimes voyages de ces condamnés que nous voyions partir en volutes de fumées noires par les cheminées des Crématoires. Dans ces fumées mêlées, parmi les cendres confondues, rien ne séparait plus, ni les opinions, ni les croyances.

     Quand les Français arrivèrent à Buchenwald en janvier 1944, ceux qui composaient les trois Convois des 19, 24 et 29 janvier furent entassés dans les blocks de quarantaine du Petit Camp; peu de jours après leur arrivée, ils eurent l’occasion d’accomplir un geste de solidarité qui fut hautement apprécié et qui fit voir les Français, en général, sous un jour nouveau des plus favorables.

     Il y avait déjà au camp, à cette époque, environ six cents prisonniers de guerre russes transformés, pour divers motifs, en internés au K.L. avec régime spécial. Quelques jours après notre arrivée, le commandant du camp voulut obliger ces prisonniers à travailler, comme les autres internés. Ils refusèrent et, pour cette raison, ils furent privés de pain pendant six jours.

     Lorsque nous apprîmes cette sanction, nous nous concertâmes et il fut décidé qu’une collecte serait faite, par block, pendant les six jours, et que, chaque jour, le produit de notre collecte serait remis aux prisonniers; cela ne produisait pas, assurément, une ration complète, mais les soldats russes purent manger du pain pendant toute la durée de leur punition. Bien entendu, cette solidarité dut se faire clandestinement, mais elle se fit avec l’aide des [p.32] chefs de blocks allemands; ceux-ci apprécièrent toujours les gestes de solidarité des Français qui furent les seuls à pousser largement et internationalement la solidarité. En disant que les chefs de blocks apprécièrent ces gestes des Français, je n’entends pas excuser ceux d’entre eux qui furent des premiers à piller nos colis, mais je veux faire comprendre que c’est par des gestes comme ceux-là que les Français se firent apprécier par ceux qui comprenaient, qui n’étaient pas des brutes — il y en avait — et qui tendirent la main aux responsables du C.I.F. dans leurs tentatives d’aide à leurs compagnons de captivité.

     Je crois indispensable de donner des explications sur cette solidarité qui fit user beaucoup de salive et qui fut l’objet de maintes critiques.

     La solidarité fut appliquée — par block — sur les colis familiaux et les colis Croix-Rouge nominatifs jusqu’en juin 1944; en effet, pendant cette période, beaucoup de déportés français et certains étrangers, notamment des Tchèques, reçurent des colis et, certains, en reçurent en très grand nombre. C’est sur ces colis que s’organisa la solidarité alimentaire au bénéfice de ceux qui ne recevaient rien; cela fut apprécié de diverses manières et certains hommes — qui fort heureusement constituèrent une très petite minorité — se plièrent difficilement â cette discipline. Après les menaces que ces hommes proférèrent contre les organisateurs, nous ne devons pas être surpris des campagnes sournoises qui furent et sont encore menées contre certains hommes qui commirent la seule faute de vouloir que les Français se montrent à la hauteur de leur réputation nationale et qui luttèrent contre un sordide égoïsme, quelle que soit la personnalité du protestataire; il faut bien reconnaître que ce ne fut pas toujours chez les hommes ayant occupé des situations élevées que l’on découvrit le moins d’égoïsme.

     Nous invitons nos lecteurs à vouloir bien se placer pendant quelques instants dans la situation des déportés qui ne touchaient que leurs maigres rations et qui voyaient, à côté d’eux, à la même table ou assis dans le même box, des déportés, comme eux, absorber une agréable nourriture expédiée par les familles de la viande, du sucre, des gâteaux, des confitures, et nous leur demandons ce [p.33] qu’ils auraient pensé de ces camarades de misère qui se gavaient sans songer qu’en face d’eux des affamés convoitaient leurs gâteries.

     N’étaient-ils pas déjà assez malheureux de ne recevoir aucune nouvelle des leurs? Fallait-il encore, à leur douleur morale, laisser ajouter cette souffrance physique?

     II fut donc décidé que les heureux qui recevaient des colis donneraient une petite part de leur bien; je précise donneraient une «petite part», et cela sans y être forcés, car nous voulions que les possédants offrent à leurs compagnons défavorisés. Ceux qui, chaque jour de distribution, faisaient la collecte, purent ainsi, dans chaque block, aider leurs camarades affaiblis.

     Notamment des versements importants de sucre furent sollicités et parfois exigés, car les médecins avaient demandé que l’on assure au moins six morceaux de sucre chaque jour pour les tuberculeux. Nous pûmes remettre, régulièrement, chaque semaine, plusieurs dizaines de kilos de sucre aux «Revier».   

     Les farines reçues dans les colis furent prélevées, leur cuisson dans les blocks étant difficile à réaliser; environ une fois par semaine, nous réunissions les stocks et faisions faire des soupes collectives qui étaient distribuées aux camarades à raison d’un litre ou d’un demi-litre par homme.

     En plus du partage dans les blocks, nous pûmes également faire de petites distributions à nos camarades des convois qui arrivèrent après nous, lorsque les services du camp se montrèrent défaillants; ce fut toujours une demi-ration de pain au moins et parfois des compléments plus substantiels pain d’épices, sucre, conserves, etc., voire des vêtements que nous obtenions par ceux de nos camarades que nous étions parvenus à placer, parmi les étrangers: Allemands, Russes, Polonais, Tchèques, dans les services du Magasin de vêtements, des tailleurs ou du reprisage des chaussettes.

     Evidemment, c’était peu, mais si les Français peu compréhensifs qui, aujourd’hui, critiquent et déblatèrent sur les dirigeants du C.I.F. voulaient bien réfléchir aux risques que couraient les camarades qui exerçaient ces reprises, rétablissant un équilibre au bénéfice de la collectivité [p.34] française, ils ne pourraient manquer d’avoir un peu honte de leurs paroles irréfléchies.

     Hors cela, les dirigeants de la collectivité française furent toujours opposés à l’«organiziert» qui couvrait en réalité de véritables vols.

     Pendant cette période, nous reçûmes également deux envois de colis collectifs de la Croix-Rouge; ces colis furent partagés entre tous ceux qui ne recevaient pas de colis.

     Après juin 44, les colis cessèrent d’arriver en grand nombre et le partage fut suspendu, mais vers le mois de septembre nous apprîmes qu’il arrivait de nombreux colis nominatifs ou non (Ces derniers adressés à l’homme de confiance des Français); de ces colis, les Français, même ceux qui travaillaient en kommandos, aux usines ou ailleurs, ne reçurent que bien peu d’aliments. Ceux des usines obtinrent de menus avantages pour les encourager à mieux travailler. Hélas! les Français, à de rares exceptions près, ne furent jamais de bons travailleurs pour les Allemands; nous ne pouvions que les en féliciter.

     Après le bombardement des usines qui eut lieu le 25 août 44, de nombreux changements se produisirent, beaucoup de nos camarades qui y étaient employés restèrent inactifs, puis brusquement nous fûmes informés que des transports «Gumi» allaient être constitués. Ces transports portaient un nom formé par la première syllabe des noms des deux usines détruites, « Gustloff » et « Mibau ». Il fut impossible de faire retenir aucun de ces camarades, car les dirigeants des usines possédaient les noms de leurs travailleurs et nous vîmes ainsi s’éloigner du camp, en plusieurs transports, beaucoup de nos meilleurs camarades; une consolation nous restait, nous savions que ces transports étaient de «bons transports» en tant que travail, mais nous savions en revanche que ces camarades allaient dans des usines et risquaient de nouveau d’être victimes des bombardements.

     Revenons-en aux distributions de colis Croix-Rouge, car il est utile d’éclairer les idées sur ce sujet. Les colis étaient distribués dans les kommandos, et les Français, nous le répétons, ne recevaient à peu près rien. Le Comité français, dans les personnes de son président et de son [p.35] secrétaire, protesta près du Doyen 2 qui, à ce moment, remplaçait le Doyen 1 parti, sur l’ordre des SS, pour une destination inconnue.

     Ce Doyen, qui n’avait pas la mauvaise mentalité que l’on pouvait lui supposer, fit, en bien des circonstances, de louables efforts pour aider les Français, et pour «l’affaire» des colis Croix-Rouge il fournit de justes explications avec preuves écrites à l’appui.

     Le commandant du camp lui avait adressé une note écrite qui figurait au dossier (que nous avons lue), disant qu’il entendait que les colis de la Croix-Rouge fussent attribués à ses meilleurs travailleurs. Or, dans les kommandos qui étaient, tous, dirigés par des étrangers, les Français étaient mal vus, bien que leur quotient humain ait fortement remonté dans l’esprit de la plupart des autres collectivités.

     Les dirigeants du C.I.F. obtinrent du Doyen 2 qu’il demande au commandant du camp de distribuer les colis dans les blocks. Il accepta de faire cette démarche, et de plus il prit sur lui de promettre que les colis seraient, quand même, partagés au bénéfice des meilleurs travail leurs.

     Or, il n’en fut rien et le partage des colis, à dater de ce jour, fut fait par parts égales entre tous les détenus pour les colis de la Croix-Rouge adressés à l’homme de confiance des Français; pour les colis nominatifs qui continuèrent à arriver, les comités de blocks invitèrent leurs camarades favorisés à verser leurs colis à la collectivité; la plupart acceptèrent et beaucoup même se prononcèrent avant que la question ne leur eût été posée. Toutefois, l’opposition fut telle pour le tabac qu’il fut décidé que les aliments seraient versés à la collectivité, mais que le tabac serait remis au destinataire du colis.

     La répartition des colis se fit dans les blocks démocratiquement, c’est-à-dire selon la volonté de la majorité. Citons comme exemple, le block 26 (block composé presque exclusivement de Français).

     Au block 26, les colis furent partagés selon le poids entre quatre, cinq ou six camarades et par table. Pour les colis nominatifs, ils furent remis eu priorité au destinataire qui partageait avec des camarades de sa table. [p.36] Bien entendu, si un camarade recevait successivement plusieurs colis, il ne pouvait bénéficier de tous ses colis, il ne touchait qu’à son tour, à égalité avec les autres, et les colis arrivés à son nom au cours de l’accomplissement du tour étaient remis à la collectivité.

     Quant aux déportés qui voulurent conserver leurs colis, ils leur furent remis, mais ceux-ci n’eurent aucune répartition de la collectivité, bien entendu.

     Cette mesure entraîna des récriminations, comme il fallait le prévoir, notamment de la part de certain fumeur qui ne recevait pas suffisamment de tabac dans «ses» colis. Ce monsieur (dont je ne veux pas révéler le nom parce qu’il appartient à une famille fort respectable) reçut en deux mois de 1945 un total de vingt-et-un colis de la Croix-Rouge; il refusa de les verser à la solidarité générale, faisant, disait-il, sa solidarité «lui-même»; il eut mieux fait de dire «à lui-même»! (2)

     Aujourd’hui, ce sont ceux-là qui se montrent les plus arrogants, les plus violents, envers ces responsables qui, ayant eu — EUX — conscience de la valeur de l’existence de leurs semblables, ont voulu sauvegarder la vie des internés en les protégeant contre l’effort épuisant, sans cependant négliger la lutte entreprise contre l’effort de guerre hitlérien. Bien souvent, les Français ainsi protégés ne se rendaient même pas compte de la sauvegarde dont ils bénéficiaient, et cela pour des raisons que j’ai déjà exposées.

(2) Il fut rapporté, par certains déportés, que les dirigeants du C.I.F. gardaient une quantité de colis pour «s’en gaver». Nous tenons à la disposition de toute autorité reconnue les preuves écrites que de nombreux camarades déficients durent de vivre et de rentrer en France à des répartitions de «ces» colis.
     Il fut dit, aussi, que les camarades du «Petit Camp» furent défavorisés, ne touchant que 1/10 de colis, alors que ceux du «Grand Camp» touchaient 1/5 ou même 1/4. La vérité, c’est qu’il était interdit par les S.S. de faire des répartitions hors du «Grand Camp» et que les répartitions faites le furent aux risques et périls des répartiteurs. Ceux qui, comme Marcel Paul, allaient, la nuit, porter des colis aux Juifs, risquaient la pendaison... simplement.
     Le système de répartition dans certains blocks méritait sans doute des critiques, mais nous ne pouvions pas toujours réagir.

     Bien des reproches furent adressés aux dirigeants du [p.37] C.I.F., d’abord pour avoir accepté la répartition internationale; certains Français allèrent jusqu’à dire que le président aurait dû aller présenter les revendications des Français au commandant SS; si le président ne fit pas cette démarche, ce n’est pas par crainte de représailles personnelles, comme il fut dit, mais parce que cette démarche eût été indigne de Français; de plus, elle n’aurait rien arrangé, bien au contraire, le commandant SS se moquant éperdument des Français; la démarche aurait eu pour résultat de faire savoir que le Doyen 2 avait menti pour servir notre cause.


     Quant à la répartition internationale, il faut être bien simple, pour supposer qu’il eût été possible de ne pas la faire, car elle était notre seule garantie de conserver la distribution dans les blocks, partant notre seule garantie d’une répartition honnête aux Français. D’ailleurs, un autre système d’assistance internationale fut appliqué, et pas par les Français, mais sur l’ordre du Comité international: le renflouement de camarades déficients, affectés au block 61 (à un box spécial) (3). Les camarades que nous voyions très nettement dépérir y étaient suralimentés avec le reliquat quotidien des soupes non distribuées à des morts. A ce block, la mortalité était très élevée et il était possible de tricher sur les allocations. Nous pûmes ainsi renflouer un certain nombre de camarades.
     (3) Pour répondre à certaines attaques concernant des piqûres faites à ce block 61, nous devons dire que le C.I.F. avait notifié par écrit au Comité International qu’il s’opposait à toute piqûre qui n’aurait pas été approuvée par le Comité médical français clandestin. De plus, l’infirmier Viguier, sur ordre du C.I.F., accepta de rester au block 61 pour veiller sur la sécurité des malades français.
     La répartition internationale était la seule digne de nous, n’en déplaise à certains. C’est par la dignité, la tenue morale de la collectivité française, que dans les derniers mois nous fûmes considérés et traités en «hommes» et plus en «bêtes déchues». Or, si nous sommes parvenus à ce résultat, c’est bien parce que nous avons fait preuve de qualités qui en ont imposé aux collectivités étrangères, et parmi ces qualités, celles qui furent dictées par le cœur ne furent pas de celles qui [p.38] influencèrent le moins; l’organisation de la solidarité fut de celles-là, comme la lutte contre les coups. Les plus mal intentionnés de nos compatriotes sont bien obligés de reconnaître que dans les derniers mois de notre détention les coups avaient presque totalement disparu des habitudes.

     Ce ne fut pas sans peine, et pour l’établir je citerai tout d’abord le véritable combat qui fut mené par les dirigeants du C.I.F. contre les chefs de blocks qui frappaient les détenus. Ce fut Marcel Paul qui mena ce combat et il le conduisit avec le courage que nous lui connaissions: le premier ennemi qu’il voulut abattre fut le chef du block 57. Cet ancien lagerschütz élevé à la fonction de chef de block, tous les détenus le connaissaient bien, c’était une véritable terreur, il frappait et encourageait ses stubendientz à frapper, il prenait des décisions sans appel pour torturer les pauvres diables qui étaient affectés à son block. Marcel Paul décida de le faire «sauter»; ce fut difficile, car la brute avait beaucoup de camarades dans le camp, et pendant bien des jours Marcel Paul fut averti que sa vie était en danger; nuit et jour des camarades montèrent la garde à l’extérieur et à l’intérieur de son block, et il reposait, la nuit, ayant à portée de sa main un lourd morceau de bois qui devait lui servir d’arme en cas d’attaque. Finalement, le chef de block perdit la partie, il fut envoyé en transports, oh! pas en mauvais transport, en transport d’amis, mais tout de même ce fut une grande victoire, la première victoire.

     Le second chef de block abattu fut celui du block 34 qui frappait comme à plaisir. Un jour il frappa au visage Julien Cain, homme pondéré s’il en fût, et cela pour un motif futile. Cain conta son aventure au président du C.I.F., qui porta plainte au Doyen et obtint un blâme pour le chef de block. C’était encore une victoire, mais insuffisante, et le combat fut repris sur le premier incident qui survint; cette fois encore le chef de block sauta; il fut lui aussi envoyé en transport.

     Le troisième chef de block exécuté fut celui du black 10, qui, également, fut envoyé en transport sur l’insistance du C.I.F. pour avoir trop souvent frappé. [p.39]

     Il y en eut un que l’on ne put pas arriver à déboulonner, c’est le chef du block 14 qui demeura en place, mais qui cessa presque complètement de frapper. Cependant, de temps à autre, le naturel reprenait le dessus et il giflait ou frappait du poing un «schwein Franzose».

     Ici, je citerai un fait pour montrer quels risques encouraient les dirigeants du C.I.F.: Un matin, alors qu’il faisait encore nuit, les occupants du block 56 sont appelés au lavabo et les premiers sortis rentrent précipitamment en disant que les stubendientz russes viennent de tuer un jeune Français du block; ils en avertissent le président du C.I.F. qui fait partie de ce block; celui-ci se rend sur les lieux et constate que le Français a déjà été enlevé et emmené à l’hôpital; il se rend au «Revier» et apprend là que son camarade a été certes fort malmené mais qu’il est vivant; en effet, il le rencontre en revenant au block et l’emmène voir Marcel Paul qui accepte de faire une démarche, avec le Président, auprès du Doyen pour porter plainte contre les brutalités des stubendientz; ils trouvent les trois Doyens qui décident que le Doyen 3 fera une enquête; celui-ci descend au block à cet effet.
 
     II s’avère immédiatement que l’enquête sera difficile, sinon impossible, car immédiatement tous les Russes du block, qui, pour la plupart, sont des Ukrainiens, sujets peu intéressants qui se sont laissés ramassés par l’armée allemande lors de son avance, au lieu de se replier pour combattre, se groupent derrière les stubendientz de leur nationalité contre les quelques témoins français; enfin, sur l’insistance du C.I.F., une commission d’enquête est désignée, elle comprend deux délégués russes choisis parmi les soldats de l’Armée rouge, qui jouissent, légitimement, de l’estime générale, et de deux délégués français désignés par le C.I.F.; la présidence est donnée, par le Doyen, à un détenu allemand.

     La commission se réunit le lendemain, les délégués avant procédé à leurs enquêtes; les délégués russes, renseignés uniquement par les stubendientz et les Ukrainiens, affirment que le Président du C.I.F. est un mauvais élément, faisant au camp de la propagande antisoviétique, tenant de véritables meetings contre l’U.R.S.S., et annoncent qu’une très forte majorité des häftlings du block 56 demande que [p.40] cet élément débarrasse le camp et soit envoyé en «transport avec recommandation» (ce qui signifie la mort).

     Fort heureusement, les délégués français discutent âprement, démentent les affirmations des stubendientz, sauvent leur président, mais finalement n’obtiennent rien contre les stubendientz.

     Le C.I.F. estime alors que cette affaire ne peut être abandonnée et qu’il faut la pousser. Forts de leur rôle de représentants des Français, les dirigeants portent l’affaire devant les responsables politiques et militaires des soldats de l’Armée rouge. Après avoir entendu longuement les explications des Français et en avoir référé à leur comité, les soldats décident de reprendre l’enquête, entendent sept témoins du block 56 qui relatent divers incidents antérieurs au cours desquels des Français furent frappés et qui établissent la mauvaise mentalité et l’incroyable brutalité des stubendientz.

     L’enquêteur conclut que non seulement le président du C.I.F. est innocent et qu’il a bien agi en voulant défendre ses camarades, mais que les stubendientz, eux, ont mal agi et méritent un blâme; qu’en conséquence des mesures seront prises coutre eux en cas de récidive. Malgré cette décision, le président du Comité français dut être surveillé pendant plusieurs semaines par des camarades dévoués, car des menaces avaient été proférées contre lui; il fut écarté pendant plus de trois mois des discussions et, à la première visite médicale, il fut reclassé «bon pour le travail». Ceci est un exemple concret, muais à cela il faut ajouter le risque de mouchardage par les mauvais éléments et par les espions que les SS entretenaient dans le camp.

     Voilà à quoi s’exposait, dans le milieu des déportés, en face de véritables gangs institués dans le camp par des détenus anciens et de mauvaise mentalité, le Français qui s’interposait en faveur de ses camarades. [p.41]


L’action militaire, la Brigade Française d’action libératrice.

     Et il faut, enfin, parler de cette Brigade Française d’action libératrice dont la réalisation devait couronner l’effort des Français en participant activement à la libération du camp, le 11 avril 1945, avant l’arrivée des armées alliées, n’en déplaise à certains auxquels nous allons fournir quelques précisions qui leur permettront de constater que cette Brigade était bien le résultat d’un travail conséquent et qu’elle entra en action.

     11 avril 1945!... Libération La plupart des Français et, même la plupart des concentrationnaires réunis à Buchenwald ignorent encore pourquoi et comment fut préparée et réalisée la libération; c’est pourquoi j’estime que le moment est venu d’exposer ces circonstances; nous le devons à la mémoire de ceux de nos camarades qui sont morts et aussi au courage de ceux qui n’hésitèrent pas à courir une fois de plus de très gros risques.
Certain soir de fin mars 1945 un SS légèrement pris de boisson qui ramenait du travail une équipe de Français, surprit quelques mots échangés à voix basse et dont il comprit le sens; soudain on l’entendit hurler:
     — Chiens de Français! Sale race pourrie! Vous faites des projets sur l’avance des Bolcheviks, mais détrompez- vous. Si par malheur ils avancent jusqu’ici, pas un seul de vous autres ne sortira vivant de Buchenwald, nous vous massacrerons tous, jusqu’au dernier!

     Cela traduisait assez nettement les sentiments des SS à notre égard; aucun doute ne pouvait subsister sur leurs intentions finales. Donc, une seule solution s’offrait à nous être prêts à nous défendre; c’est ce que nous avions prévu et que nous organisions depuis plusieurs mois déjà.
Organisation clandestine de combat, créée par les Français, à côté des organisations para-militaires des anciens détenus d’autres nationalités, véritable brigade militaire, constituée lentement en appliquant d’incroyables mesures [p.42] de prudence, la Brigade Française d’Action Libératrice avait à sa tête un Comité militaire de brigade, composé:
     — du chef de Brigade,
     — du délégué au Comité politique international,
     — de l’adjoint militaire, délégué au Comité militaire International.

     Il comportait un Etat-Major de Brigade ainsi composé:
    
un colonel breveté d’E.-M. (commandant les 1er et 2e bureaux),
    
un colonel breveté dE.-M. (commandant les 3e et 4e bureaux),
    
un commandant de réserve, chef du 2e bureau.
    
un capitaine du Génie, chef du détachement du Génie,
    
un capitaine d’intendance, chef du ravitaillement,
    
un chirurgien, chef du Service médical.

     Les organisateurs avaient voulu que l’encadrement de la Brigade permette de prendre le commandement d’une division. (En effet, l’objectif était, pour nous, de prendre la campagne et de grossir les éléments «déportés», constituant la Brigade, à l’aide des P.G. et des S.T.O. nombreux dans le secteur de Weimar.)

     Les combattants étaient formés en trois bataillons auxquels nous avions donné les noms de Marceau, Saint-Just, Hoche.

     Chaque bataillon comprenait deux compagnies, chaque compagnie quatre sections. Toutes ces unités étaient parfaitement encadrées par des officiers d’active ou de réserve, par des sous-officiers, qui avaient accepté d’apporter l’appui de leurs connaissances techniques et leur courage aux responsables et militants communistes créateurs de ces groupes de combat; chaque bataillon possédait son service médical et son détachement de pionniers; le matériel médical et l’outillage étaient prévus.

     La mise au point demanda plusieurs mois de travail. Pourquoi cette Brigade fut-elle constituée? Parce que, renseignés par les vieux Allemands, nous savions depuis notre arrivée au camp, qu’un jour il nous faudrait songer à défendre notre colonie tout entière nos vieillards, nos invalides, nos malades et... nous-mêmes.

     J’ai déjà dit que l’objectif du Comité des intérêts français [p.43] était de sauver le maximum d’humanité; il fallait donc prévoir cet ultime combat et tenter de le livrer dans les meilleures conditions.

     Le premier travail avait consisté dans l’instruction militaire des hommes, leur formation aussi à une discipline qui, librement consentie, n’en devait être que plus rigoureuse. Au moyen de causeries faites par petits groupes, les cadres subalternes et les hommes reçurent les éléments de connaissances sur le combat et même des éléments de topographie et d’orientation en campagne.

     Ces causeries ne pouvaient avoir lieu que pendant les heures de repos, ce qui les rendait parfois pénibles; cependant jamais personne n’a refusé d’obéir, chacun étant persuadé de l’utilité de son rôle et de la grandeur de la mission à accomplir.

     Le travail se compliqua quand, de l’instruction théorique, il fallut passer à la pratique, mais toutes les difficultés furent vaincues grâce au courage et à la bonne volonté de tous. Une fois les unités mises au point, des consignes soigneusement établies leur furent transmises, notamment pour la compagnie de choc. Trois sortes d’alertes furent fixées.

     Les exercices (le rassemblement furent répétés fréquemment et jusqu’à ce qu’une exécution parfaitc et rapide ait été obtenue.

     II était fort curieux, pour des veux avertis, d’observer ces exercices qui s’accomplissaient le soir ou le dimanche, après la rentrée du travail et passaient absolument inaperçus des non-initiés. Même l’exercice de mobilisation générale des cadres de la Brigade avec ses services: liaisons, santé, intendance, etc… passa inaperçu.

     Je crois nécessaire, pour la compréhension d’une organisation tellement spéciale, de revenir un peu en arrière et de faire un court historique de sa formation.

     Les communistes allemands internés au camp de Buchenwald, après avoir organisé le P.C. allemand, avaient constitué une organisation militaire (j’en ai déjà parlé au début de ma narration). Dès que les détenus politiques étrangers arrivèrent à Buchenwald les communistes allemands, qui avaient à cette époque la direction administrative du camp, se mirent en relation avec ceux des différentes nationalités [p.44] et leur demandèrent de se grouper dans leur section nationale, puis de créer des groupes militaires.

     Soucieux d’éviter les indiscrétions, les dirigeants allemands spécifiaient que leurs conseils de sécurité devaient être suivis scrupuleusement. ils affirmaient d’ailleurs qu’ils entendaient rester les seuls responsables de l’organisation militaire internationale tant pour l’organisation pratique des groupes militaires que pour l’élaboration et la mise en applicalion des plans d’action.

     En juin 1944, les Français décidèrent de réviser les conceptions d’organisation militaire qu’ils jugeaient fausses; ils entreprirent de faire triompher devant les Allemands la conception que l’organisation militaire devait être une organisation de masse groupant si possible le plus grand nombre de détenus politiques et de la résistance. Ils émirent également l’avis qu’assigner comme but unique à l’organisation militaire un rôle défensif consistant à s’opposer éventuellement à des mesures d’extermination prises contre les détenus du camp, était une grave erreur, car il apparaissait comme peu réalisable de défendre le camp contre des troupes bien armées (malgré les quelques armes cachées dans les blocks); qu’au contraire une attaque brusquée bénéficiant de la surprise, menée par des gens résolus, pouvait réussir.

     La section française, n’ayant pas immédiatement pu convaincre les Allemands, appliqua néanmoins dans son sein les méthodes d’organisation qu’elle jugeait rationnelles. Afin toutefois de respecter les mesures de sécurité indispensables, seuls les responsables aux divers échelons furent mis au courant de l’existence de l’organisation militaire. Il était prévu qu’au cas où surviendraient des événements nécessitant l’intervention de l’organisation militaire, les chefs et responsables auraient pour mission de prévenir les hommes et de les entraîner.

     En juillet 1944, cédant aux instances de la section française, les dirigeants de l’organisation militaire allemande proposèrent deux plans offensifs:

     Le Plan n°1 divisait le camp en trois secteurs:

     1° le secteur slave avec les prisonniers de guerre soviétiques, les Polonais, les Tchèques et les Yougoslaves; [p.45]
     2° le secteur germain avec les Allemands, les Autrichiens, les Luxembourgeois et les Hollandais;
     3° le secteur latin, composé des Français, des Belges, des Espagnols et des Italiens.

     Le secteur slave avait comme objectif les casernes SS, il était commandé par un officier supérieur de l’Armée rouge; le secteur germain devait se rendre maître de tous les bâtiments de la Kommandantur et de la gare de Buchenwald; il était commandé par un Allemand des Brigades Internationales; quant au secteur latin, il avait comme principal objectif les usines d’armes, les garages SS, les pavillons d’habitation des officiers SS, ainsi que la chaîne de postes de la partie sud-est du camp. Il était commandé par le responsable de l’organisation militaire française.

     L’ensemble des responsables de secteurs formait le Comité militaire chargé de l’organisation de ce plan qui avait pour but:
     1° la libération de l’ensemble des internés;
     2° la création d’une armée internationale de partisans appuyée sur les masses ouvrières travaillant dans les grandes villes de Thuringe (Weimar, Erfurt, Gotha, etc...). Ce plan, appelé plan n°1, avait pour base de départ l’usine d’armes Gusttoff, où une grosse partie des internés travaillaient.

     Dans cette usine, on fabriquait quotidiennement environ 1.500 fusils qui étaient réglés et essayés au stand par des détenus politiques, c’est dire qu’étaient disponibles à n’importe quel moment de la journée plus de 3.000 fusils avec munitions; de plus, on pouvait compter sur un atelier dans lequel étaient fabriqués des pistolets automatiques. Avec une organisation militaire sérieuse, un tel plan avait chances d’obtenir un plein succès.

     Seulement, ce plan nécessitait pour réussir la présence dans les usines, situées hors de l’enceinte du camp, des détenus qui y étaient habituellement employés. Il était à craindre que lorsque les conditions politiques ou militaires (troubles en Allemagne ou avance des armées alliées) permettraient la mise en application de ce plan, les détenus politiques seraient maintenus dans les barbelés où la surveillance était évidemment plus facile. C’est [p.46] pourquoi la section française demanda avec insistance l’élaboration d’un plan offensif ayant pour base l’intérieur du camp.

     Une fois encore, les conceptions défendues par la section française triomphèrent et le Comité militaire international décida d’un plan prévoyant une action offensive par tant du camp.

     Ce fut le plan n°2 qui prévoyait plusieurs trouées dans les barbelés permettant l’attaque simultanée de tous les miradors. Le secteur latin dans lequel les Français devaient opérer s’étendait sur la partie nord du camp; il disposait d’un nombre de fusils très restreint, ainsi que de grenades (ces fusils et grenades avaient été entrés dans le camp pièce par pièce et remontés).

     Bien que l’on ait prévu ce plan n°2, les Allemands restaient attachés au plan n°1 très séduisant par son apport massif d’armes. L’aviation alliée devait, d’une façon rapide et efficace, priver l’organisation militaire internationale de ces armes.

     Le 24 août 1944, les usines étaient détruites. Profitant du désarroi causé par le bombardement, les Allemands réussirent à dissimuler un certain nombre de fusils et de grenades qu’ils entrèrent et cachèrent clans le camp. Le plan n° 1 avait perdu beaucoup de son intérêt, car l’usine ayant été totalement détruite, les détenus furent bien employés au déblaiement des ruines, mais l’autre partie fut dirigée sur des kommandos extérieurs.

     Le plan n°1 (avec quelques modifications) fut néanmoins maintenu. Un facteur nouveau très important jouait en sa faveur c’était la facultê de sortir du camp un très grand nombre de détenus pour les différents travaux de déblaiement et de reconstruction que les SS avaient entrepris. En revanche, il ne fallait plus compter que sur les armes des S.S. et sur celles qui étaient dissimulées à l’intérieur du camp puisque l’usine ne pouvait plus en fournir. Les objectifs restant les mêmes, la partie devenait plus difficile, surtout pour le secteur latin; c’est pourquoi des dispositions spéciales furent élaborées.

     Malgré le danger que cela pouvait présenter, toute la première compagnie, du sommet à la base, connut les plans dans ses moindres détails. [p.47]

     Restait à décider les Allemands de passer à l’attaque.

     Les dirigeants de la section communiste française, dès les premières semaines de l’année 1945, avaient posé, dans les organismes internationaux politique et militaire du camp, le principe d’une action offensive qui devait être déclenchée lorsque les conditions le permettraient. Cette action était indispensable pour éviter une extermination possible des détenus ou une évacuation meurtrière; elle devait également permettre de lancer sur les arrières ennemies des combattants décidés qui faciliteraient l’avance des armées alliées.
Dans le petit camp, les hommes mouraient chaque jour plus nombreux, leurs cadavres qu’on ne pouvait plus brûler s’entassaient. Chaque jour, les hommes perdaient un peu de résistance et nous nous demandions avec anxiété ce qu’il adviendrait de ces hommes si les SS voulaient les évacuer.

     Lorsque l’avance anglo-américaine à l’ouest se fit irrésistible, la section française insista vivement pour faire adopter son sentiment. Dans la nuit du 2 au 3 avril, le Comité politique international se réunit à la demande pressante de Marcel Paul. Celui-ci, d’accord avec son Comité militaire, demanda que l’attaque fut déclenchée, les conditions étant favorables à une action offensive: le front n’était qu’à une quarantaine de kilomètres du camp; les troupes SS qui gardaient le camp étaient peu nombreuses et semblaient absolument démoralisées par l’avance rapide des Américains; il ne fallait pas attendre que le front se rapprochât davantage, sinon nous nous heurterions à des forces importantes avant d’avoir pu gagner les forêts voisines; enfin, d’un moment à l’autre, les autorités SS pouvait vouloir, soit exterminer les détenus, soit les évacuer, ce qui pratiquement équivalait à l’extermination.

     Mais seuls les Espagnols, les Yougoslaves, les Russes soutinrent Marcel Paul. Les Allemands déclarèrent être sûrs que le camp ne serait ni détruit, ni évacué et que le commandement SS était décidé à attendre l’arrivée des troupes américaines pour leur remettre le camp en mains propres. [p.48]

     Après une discussion de plusieurs heures, les partisans de l’attentisme l’emportèrent.

     Cependant, bientôt, les événements devaient donner raison aux Français: l’avance américaine fut stoppée durant quelques jours devant Eisenach et Gotha; les SS reprirent beaucoup d’assurance et de morgue, leur garde fut renforcée, des mesures de surveillance exceptionnelle prises. Par les intelligences qu’ils possédaient parmi les SS, les détenus allemands apprenaient que le commandement envisageait soit l’extermination, soit l’évacuation. Une fois encore Marcel Paul demanda que l’action soit engagée avant qu’il ne fût trop tard, rappelant que le facteur surprise était noire principal atout. Mais les dirigeants allemands reculèrent devant les responsabilités à prendre; ils se bornèrent à décréter l’état d’alerte qui mobilisait dans les blocks toutes les forces combattantes.

     Durant ces quelques journées, la Brigade française mit au point les moindres détails du Plan n° 2; plusieurs exercices de mobilisation furent effectués; les cadres de compagnies furent munis de cartes d’état-major, leurs objectifs précisés. On s’attacha à améliorer l’habillement des combattants, en Portant plus particulièrement l’attention sur les chaussures.
Malheureusement ce que nous craignions tant et que nous voulions éviter, même en risquant notre vie, se produisit le 7 avril. Les SS commencèrent l’évacuation du camp. Ils devaient ainsi mettre sur la route des milliers de häftlings dont 80 % environ moururent d’épuisement, achevés bien souvent par les SS quand ils ne pouvaient plus marcher.

     Que faire, en présence d’une telle décision?… une seule parade à tenter: retenir au camp, à tout prix, par tous les moyens, le maximum de Français. Pendant la nuit du 7 au 8, les responsables discutèrent longuement sur les mesures à appliquer dès le lendemain. Les dirigeants allemands estimaient que les évacués seraient d’abord les travailleurs du grand camp, mais qu’après tout il était fort possible que les évacuations soient suspendues si l’avance américaine se précisait.

     Nous suivions attentivement le bruit du canon qui, malheureusement, ne semblait pas se déplacer sensiblement... [p.49] et, nous voyions avec angoisse venir cette journée du 8 avril... nous aurions voulu pouvoir empêcher le jour de se lever.


Les dernières journées,
La Libération.


     Quand enfin le jour paraît, l’avance américaine n’a pas sensiblement progressé sans doute car l’évacuation recommence. Les block-ältester appelés à la Tour ont reçu l’ordre impératif: «Le camp doit être vidé à midi.» Que faire? il faut compter avec les nerfs des détenus et leur donner des motifs pour «tenir». L’ordre de mobilisation n° 3 est lancé par le Comité militaire.

     Nous rassemblons au block 31 autant de Français que ce block peut en contenir et notamment la compagnie de choc; ordre est donné aux cadres de rejoindre leurs unités et, en cas d’évacuation obligatoire, de partir avec elles.

    Un plan d’attaque à déclencher en cours de route est dressé; il est aléatoire mais de l’avis du commandement, aucune chance de sortir le maximum de vies françaises ne doit être négligée, même au prix de certains sacrifices. Cet ordre est: «Les hommes des sections de choc doivent entourer le groupement français et, sur un signal convenu, ils bondiront sur les gardiens SS pour les désarmer.» A cet effet, les couteaux fabriqués clandestinement à l’usine avant le bombardement sont sortis des cachettes et distribués.

     Vers midi, le SS Oberführer se présente au Block 14 (block français). Il veut sans doute juger, par lui-même, des motifs de la non-exécution de ses ordres. Là, il entend de la bouche du blockälteste que les détenus «craignent l’évacuation et qu’en outre ils n’ont pas reçu leur ration de la journée».

     A midi trente on voit sa voiture retraverser la place à toute vitesse, franchir la porte de la Tour. Peu après nous apprenons que l’évacuation du camp ne sera pas totale; alors l’ordre est donné de résister passivement [p.50] dans les blocks et de continuer à faire serrer au maximum les Français sur les blocks du grand camp.

     En effet, le Lagerkommandant SS vient d’ordonner l’évacuation du petit camp; la mise en application de cette décision soudaine nous a surpris et cela d’autant plus que les SS envahissent le grand camp, barrant les allées pour que nul ne puisse échapper; nous n’avons pas eu le temps de faire transmettre un ordre, que déjà, à notre grand désespoir, nous devons assister, impuissants, au départ de centaines d’hommes de toutes nationalités, épuisés, qui montent en trébuchant vers la place d’appel; un sous- officier SS prend plaisir à assommer à l’aide d’une matraque tout homme qui passe près de lui, il choisit ceux qui marchent la tête penchée en avant, ajuste son coup, la matraque s’abat sur la nuque et l’homme tombe, assommé. Quelle souffrance de se trouver ainsi désarmé! Cependant une liaison à pu être établie et l’ordre est passé aux lagerschütz français de retirer des convois tous ceux de leurs compatriotes qu’ils pourront atteindre. Certains esprits critiques ont compris ce jour-là qu’il y avait eu quelque utilité à faire entrer des Français dans le corps des lagerschütz (gardes du camp).

     Je ne citerai aucun Français dans ce rapide compte rendu, mais je dois citer un Tchécoslovaque auquel des centaines de Français ont dû de survivre ce jour-là et auquel des centaines d’autres Français ont également dû de conserver la vie les jours suivants, c’est Ladislas Holdos, qui était plus connu au camp sous le nom de Pedro. Je souhaite qu’un jour le gouvernement français accepte d’accorder à ce communiste slovaque la croix de la Légion d’honneur que nous réclamons pour lui.

     Brusquement, vers quinze heures, les SS abandonnent l’évacuation du petit camp, font sortir les häftlings du block 10 (Français en grande partie) puis ceux du block 26 (Français également), qui sortent sans tenir compte des ordres donnés. Peu après c’est le tour du block 31 qui reçoit également l’ordre de sortir, mais nous avons décidé de n’exécuter les ordres qu’à la dernière extrémité, car nous voulons éviter l’embarquement dans des wagons ce qui ferait obstacle à notre plan d’évasion; nous n’obéissons pas à l’ordre reçu. [p.51]

     Le temps passe, l’espoir peu à peu nous gagne, mais brusquement, las d’attendre, les SS arrivent pistolets au poing, tirant à travers le block... Sous les coups de bottes de ces brutes, nous sortons, aussi lentement d’ailleurs qu’il nous est possible de le faire, pour monter nous aussi vers la place d’appel... Allons-nous partir?... Nous avons tout de même gagné deux heures.
 
     Avec l’aide des lagerschütz français et particulièrement de Ladislas Holdos qui s’est institué volontairement et à ses risques et périls, le régulateur des départs pendant que les SS sont absorbés devant la Tour à compter et recompter les partants, nous opérons les diverses manœuvres prévues pour retarder notre sortie du camp, essayant de faire suivre ces manœuvres par nos camarades du block 26. Incompréhension, mauvaise transmission, nous ne savons, mais nous éprouvons le grand chagrin de voir ces bons compagnons franchir la porte du camp, pour marcher vers leur terrible destin.

     Malgré les mesures prises, nous nous demandons quelle va être la suite pour nous... En tous cas, nous sommes bien décidés, tous, à livrer, bataille...

     La réponse nous arrive du ciel.., une escadrille américaine venue en rase-mottes pique sur la Tour... les SS hésitent un moment, puis ils suspendent les départs. Opérant alors des manœuvres de Sioux sur le sentier de la guerre, nous revenons à notre block 31... Le sort a parlé, nous avons gagné, nous ne partirons pas... les camarades qui ont consenti à nous écouter sont sauvés!


11 avril 1945

     Et puis ce fut le dernier jour du bagne: 11 avril 1945..

     Dès son lever, le soleil resplendit… la journée s’annonce pleine de promesses... cependant, dés le réveil, nous comprenons que quelque chose de grave se prépare... on entend plus nettement le bruit du canon... [p.52]

     10 heures… des tirs d’armes automatiques... une agitation très vive règne chez les SS... à n’en pas douter, ils préparent l’évacuation.., mais pas la nôtre, la leur!

     11 heures... Situation de plus en plus tendue… l’alerte n°2 est donnée à toutes les formations… nos compagnies sont mobilisées sur place... les forces de chaque nationalité sont prêtes au combat... Tous les Français qui ont accepté de se conformer à nos instructions sont groupés maintenant dans les baraques 31, 34, 20 ainsi que dans les blocks 37 et 42... l’état-major français est au block 31.

     Je cède la parole à Simon Lagunas qui commandait la compagnie de choc de la Brigade et qui a conté déjà avec précision l’action des Français pendant les dernières heures qui ont précédé notre libération.

......…………………..

     11 heures 30... sur le pas de la porte du block 31, Marcel Paul, le colonel Manhès et Guilbert discutent à voix basse… ils sont calmes!... Soudain quatre détonations claquent... une batterie de 77 vient d’ouvrir le feu.

     Midi... l’ordre de mobilisation de la Brigade française est donné... Presque simultanément, Marcel Paul, le colonel Manhès et Guibert sont demandés à l’Etat-Major inter national... Sur le pourtour du camp des groupes de SS circulent, l’air affolé.

     13 heures... les cadres des quatre compagnies sont appelés au P.C.; l’ordre leur est donné de «se rendre au block 11 pour recevoir les armes»…

     Nous bondissons vers le lieu indiqué... Conduits par un Allemand, nous reparlons… nous dégringolons les rues défoncées qui conduisent vers le petit camp... A hauteur du block 50 (Institut d’Hygiène) nous nous dirigeons vers un dépôt de charbon... deux Allemands nous reçoivent... Sur un geste de celui qui nous conduit, ils se mettent en action.., le charbon voltige... En quelques minutes un mur [p.53] est dégagé... S’armant alors d’une masse de charpentier, l’Allemand brise une mince cloison... Un véritable arsenal apparaît: 127 fusils, 2 fusils-mitrailleurs (soigneusement graissés et enveloppés), des caisses de grenades!... Les Français reçoivent 28 fusils, 1 fusil-mitrailleur, 2 caisses de grenades.

     Nous repartons... porteurs du précieux chargement.

     14 heures.., l’ordre d’alerte n° 3 est transmis.., les balles sifflent à.travers le camp... le rassemblement se fait sous les veux surpris de beaucoup de häftlings qui, tout d’abord, ne comprennent pas. Puis, soudainement devenus furieux en raison sans doute de leur méconnaissance d l’action qui se prépare, tentent de se livrer à des voies de fait contre nos hommes qui restent stoïques à leurs postes...

     Les ordres de 1’Etat-Major international sont lents à arriver... Nous constatons que l’état-major français, présent avec les troupes, envoie agents de liaison sur agents de liaison... Enfin, l’ordre tant attendu arrive de passer à l’action...

     Il est environ 15 heures… en grande hâte les armes sont remises à nos quatre unités... les ordres sont donnés pour l’attaque: deux sections de la compagnie de choc se lanceront à l’assaut de la tour, repaire central des SS; les deux autres sections attaqueront sur la face ouest du camp... des hommes, armés de pinces isolantes, couperont le barbelé électrifié.., les groupes de combat attaqueront dans le dos les groupes SS placés sur la butte, en vue de freiner l’avance américaine.

     Dans les secteurs déterminés par l’Etat-Major international, les formations de chaque nationalité se lancent dans la bataille.., le plan prévu se déroule normalement... une demi-heure plus tard, l’ennemi est en déroute totale... des nids de mitrailleuses surpris se sont rendus en entier, sans même essayer de se défendre.

     Un agent de liaison nous rejoint, il porte un ordre: «Les cadres de la compagnie de choc doivent rallier immédiatement le P.C.» [p.54]

     …Félicitations à la compagnie de choc... Maintenant, elle se rendra jusqu’à l’usine Gustloff, à l’entrée de la forêt; elle commencera les opérations de nettoyage au nord et au sud de la route, jusqu’à l’intersection des routes devant Weimar... dix minutes plus tard nous sommes sur les lieux.., déployés en tirailleurs, la compagnie s’avance dans la forêt.., la chasse à l’homme commence.., les derniers SS sont mis hors d’état de nuire.., plusieurs prisonniers sont ramenés au camp sous bonne escorte... les tortionnaires, d’ailleurs, sont devenus doux comme des agneaux... un matériel important a été récupéré... après deux heures de battue, nous atteignons le carrefour de Weimar... qu’allons-nous faire?… quels sont les ordres?... nous voudrions nous lancer à l’assaut de Weimar. A ce moment, apparaissent les premiers chars américains.., ils viennent vers nous, Le char de tête s’arrête... un lieutenant couvert de poussière s’avance: «Qui êtes- vous?... Que faites-vous?... » (4) Les explications aussitôt fournies le ravissent, il serre chaleureusement les mains qui se tendent... il offre des cigarettes.
     (4) Pourra-t-on dire encore que les déportés français n’ont pas participé à la libération du camp de Buchenwald?
     Un bruit de moteur... un avion allemand évolue et subitement pique, crachant sa mitraille... Abritez-vous... Les chars tirent… l’alerte est passée... Un cycliste descend la route: «Ordre de l’Etat-Major, la compagnie de choc doit rentrer immédiatement au camp»... c’était également l’ordre de l’officier américain... Rassemblement… la colonne s’ébranle… trois cents poitrines françaises chantent:

Un Français doit vivre pour Elle,
Pour Elle un Français doit mourir...


     Au camp, l’enthousiasme est indescriptible... Des Français, des Russes, des Tchèques, sautent de joie, s’embrassent, rient… au milieu de la grande place… plusieurs détenus allemands pleurent.

     Comme nous les comprenions…! nous qui étions là depuis [p.55] seulement quinze ou dix-huit mois, les plus anciens depuis vingt-deux mois et qui avions tant souffert... Pensez que certains Allemands étaient arrêtés depuis huit ans, d’autres depuis dix ans, d’autres encore depuis douze ans!... douze ans sans liberté, douze ans dans la hantise de la mort!...

     Je nous revois encore, ce même 11 avril, à l’issue de la première réunion du Comité international, sortant du camp, vers six heures du soir, librement, pour aller... droit devant nous, sans contrainte. Nous rencontrâmes les premiers éléments de blindés américains (car aucun soldat américain n’avait encore pénétré dans le camp) et nous fûmes pris d’une joie enfantine; nous allions de l’un à l’autre véhicule, regardant ces soldats couverts de poussière qui, eux-mêmes, dévisageaient cette foule de fantômes vêtus d’innommables défroques, se demandant — sans doute — s’ils n’étaient pas entrés par erreur... dans une de ces Cours des Miracles où se rassemblaient, cinq siècles plus tôt, toute l’affreuse et lépreuse gueuserie... des mendiants professionnels.

     Nous ne prononcions qu’un seul mot: Merci. Nous n’avons pu remercier que ceux-là, mais nous aurions voulu pouvoir remercier tous les soldats, de toutes les armées libératrices.

     Aujourd’hui, deux ans après, je voudrais être entendu de tous les soldats, de toutes les nations qui participèrent aux durs combats livrés pour la libération des peuples, les morts glorieux dont je salue la mémoire, les vivants auxquels je dis encore: Merci.

......…………………..

     C’est ainsi que des Francais, à leurs risques et péril, dans les barbelés de l’ennemi, ont poursuivi le combat de la résistance, en «freinant» et en «sabotant» la production de guerre allemande, sachant que tout retard apporté dans les livraisons de matériel, que chaque arme [p.56] sabotée, constituaient autant d’aides efficaces apportées à ceux qui continuaient de se battre.

     C’est ainsi que des Français, à leurs risques et périls, alors qu’ils n’étaient plus que des häftlings, c’est-à-dire des bagnards, ont poursuivi leur effort de résistants, en se préparant à reprendre le combat, chez l’ennemi, malgré ses barbelés, malgré ses mitrailleuses, malgré ses espions, malgré les lâches qui les auraient volontiers vendus pour une ration de soupe.

     Je livre ces renseignements aux méditations des Français de Buchenwald et... d’ailleurs qui, s’étant tenus soigneusement à l’écart de toutes «compromissions», de tous risques, se sont permis d’écrire sans connaître la vérité et parfois même d’accuser certains Français de soi-disant crimes qui n’ont jamais existé que dans leur imagination trop fertile en inventions perfides. [p.57]



ANNEXE
COMITÉ «CLANDESTIN» DES INTÉRÊTS FRANÇAIS



     Le Comité, créé en juin 1944, comprenait la représentation de tous les groupes de résistance, services d’action et de renseignements détectés à Buchenwald. Ces groupes étaient au nombre de trente-quatre; ils étaient répartis en cinq familles; les cinq chefs de famille, désignés chacun par les délégués de groupes composant les familles, constituaient le Bureau de l’organisation clandestine française.

     Le Président (pris en dehors des délégués) avait été désigné par le Bureau, mais il avait exigé que sa désignation soit ratifiée par l’unanimité des délégués.

     Le Vice-Président avait été désigné par le Président et cette désignation ratifiée par le Bureau.

GROUPES DE RÉSISTANCE   
(composant le C.C.I.F.)
DÉLÉGUÉS
Alsace-Lorraine
Héring
B.C.R.A. (Bur. cent. rens. et act.).
Pery
Ceux de la Libération
Vannier, ensuite Maire
Ceux de la Résistance
Chauliat, ensuite Rohmer
Cohors
Thiébault, ensuite Ferrières
Combat
Jattefaux
C.N.D. (Confrérie Notre-Dame)
Fleuret
C.G.T. (Conf. gén. du Travail)
Blondet
Défense de la France
Lusseyran, ensuite Girard [p.58]
Fédération des Unions de Jeunes
Plancke
France Combattante
Martin, ensuite Sudreau
Franche-Comté
Simonin
Franc-Tireur
Gaillard
Francs-Tireurs et Part. franç.
Darsonville, ensuite Houssaye
Front National
Vautier
Groupes francs
Thiébault
Libération Nord
Grimaud (Pineau)
Libération Sud
Bardy
Liberté, Egalité, Fraternité
Borderie, ensuite Weill
Lorraine
Valton
Le Maquis
Royer, ensuite Blanc
N.A.P.    (Noyautage Adm. Publ.)
De Chalvron
O.C.M. (Org. Civ. et Mil.)
Lacroix, ensuite Robert
O.R.A. (Org. Résist. de l’Armée)
Ailleret
Parti Communiste Français
Paul (Marcel)
Parti Socialiste S.F.I.O.
Thomas (Eugène)
M.N.P.G. (Prison. de Guerre)
Bertin, ensuite Audoux, ensuite Haroux
Réseaux Buckmaster
Barde
Résistance
Renet, ensuite Fayard, ensuite Frichet
Services Renseignements anglais
Balachowski
Super-N.A.P.
Nègre
Vengeance
Mrazovich, ensuite Rancy
Volontaires de la Liberté
Grille
Volontaires pour la France Combattante
Richer

BUREAU
Président: Frédéric-H. Manhès.
Vice-Président (remplaçant le Président en cas d’absence ou de départ): Albert Forcinal.
Membres: Marcel Paul, secrétaire,
Eugène Thomas, Robert Darsonville, Louis Vautier, Maurice Jattefaux. [p.59]


COMITÉ CLANDESTIN DU CORPS MÉDICAL FRANÇAIS
(travaillant en liaison et sous le contrôle du Comité clandestin des Intérêts français).

Président: Médecin lieutenant-colonel Brou (qui fut nommé, après la libération, médecin-chef du camp de Buchenwald).
Membres: Dr Meynadier, chirurgien; Dr Lansacq, médecin.

La fin
du Comité des Intérêts français


     Huit jours après l’installation au Camp des Commissaires militaires américains, le Bureau du Comité clandestin des intérêts français estimant sa tâche terminée, convoqua l’Assemblée générale, publique celle-là, des organisations et groupements français de la Résistance afin que son action de la terrible période clandestine puisse être jugée.

     Cette Assemblée se tint à l’institut d’Hygiène SS (au Block 50), le 17 avril 1945, â 10 heures du matin. La libération du camp (rappelons-le) avait eu lieu le 11 avril, à 17 heures.

     Pour permettre aux représentants de groupements et organisations de la Résistance de se prononcer en toute liberté et hors de tout problème de personnes, le Président avait remis à l’Assemblée la démission collective des membres du Bureau clandestin.

     L’Assemblée délibéra non sans solennité; elle vota les décisions suivantes: [p.60]

     1° Approbation avec félicitations de la gestion du Comité clandestin.
     2° Réélection des membres de l’ancien Bureau clandestin c’est-à-dire : Manhès, Forcinal, Paul, Thomas, Vautier, Jattefaux comme représentants publics et officiels du Collectif français alors libre. Darsonville avait quitté le camp avec un convoi d’évacuation avant la libération, il ne put donc pas être réélu, mais il ne fut pas remplacé.

     Ces décisions furent prises par vote nominal de chacun des membres et à l’unanimité des présidents ou délégués des vingt-cinq groupements ou organisations de résistance encore présents au camp.

VOTE
de l’Assemblée Générale du 17 avril 1945


     Voici d’ailleurs l’indication des votes émis tant pour l’approbation de la gestion du Bureau clandestin que pour la désignation de ses anciens membres comme représentants officiels et accrédités de la collectivité française:

ONT VOTÉ «POUR»:
Colonel Manhès (© Ordre de la Libération)
Alsace-Lorraine et Université de Strasbourg (Hering) (5)
B.C.R.A. (Bureau cent. de rens. et action) (Péry)
Ceux de la Libération (Maire)
Ceux de la Résistance (Rohmer)
Combat (Jattefaux)
C. N. D. (Confrérie Notre-Dame) (Fleuret). [p.61]
C. G. T. (Confédération générale du travail) (Blondet)
France Combattante (Sudreau)
Franc-Tireur (Gaillard)
Francs-tireurs et Partisans français (Houssaye)
Front National (Vautier)
Libération Nord (Grimaud-Pineau)
Libération Sud (Bardy)
Le Maquis (Blanc)
N.A.P. (Noyautage des Adm. publ.) (De Chalvron)
O.C.M. (Org. civile et militaire). (Robert)
O.R.A. (Org. de résistance de l’Armée) (Ailleret)
Parti Communiste français (Lloubes)
Parti Socialiste S.F.I.O (Brutelle)
Prisonniers de Guerre (M.N.P.G.). (Haroux)
Réseaux Buckmastcr (Barde)
Résistance (Frichet)
Services de renseignements anglais (Balachowski)
Super N.A.P (Nègre)
Vengeance (Rancy)

N’ONT PAS PRIS PART AU VOTE (étant partis ou absents)

Cohors (Ferrières)
Défense de la France (Girard)
Fédération des Unions de Jeunes. (Plancke)
Franche-Comté (Simonin)
Les Groupes francs (Thiébault)
Liberté, Egalité, Fraternité (G. Weill)
Lorraine  (Valton)
Volontaires de la Liberté (Grille)
Volontaires pour la «France Combattante» (Richer)

NOTA. — Aucun délégué présent n’a voté «contre» aucun ne s’est «abstenu». [p.62]

     (5) Le groupe de l’Université de Strasbourg n’a pas été cité dans la liste du Comité français clandestin parce que ce groupe n’avait pas donné son adhésion pour des raisons de sécurité faciles à admettre; il était renseigné par le délégué du groupe «Alsace-Lorraine». Ce groupe a donné spontanément son adhésion au Comité français après la libération totale du camp, en maintenant comme son délégué notre camarade Hering, approuvant, par ce geste, puis par le vote, le travail accompli par le Comité clandestin.


IMPRIMERIE ARTISANALE
29, GRANDE-RUE, 29
— PLESSIS-ROBINSON—

Dépôt légal: 1er trimestre. N° 929





Les Etatsuniens à Buchewald
Margaret Bourke-White photos for Life magazine at Buchenwald, 1945
     Source: L’édition de 1947, saisie par BG en 2005.
BIBLIOGRAPHIE

  Éditions

     Frédéric-Henry MANHÈS [Colonel Frédéric], Buchenwald. L’organisation et l’action clandestines des déportés français: 1944-1945 [19cm; 61 p.], Paris, F.N.D.I.R.P. [Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes] [«Se souvenir»], sans date [vers 1947].

     Bernard GINESTE [éd.], «Frédéric Manhès: Buchenwal, L’organisation clandestine des déportés français (1947)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-20-manhes1947buchenwald2.html, 2005.

Autres publications du colonel Manhès

Ecrit à Buchevald      Henri MANHÈS, «K... L... B... ? (page écrite à Buchenwald, 1945)», in Olivier LALIEU (Doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales) [éd.], Roger FOUCHER-CRÉTEAU, Écrit à Buchenwald 1944-1945 [17 x 24,5 cm; 236 pages; ISBN 2-910828-20-4; 22 euros; édition du Cahier-souvenir: présentation, fac-similés, transcriptions, notes], Paris, Boutique de l’Histoire éditions, 2001 [dont présentation et extraits sur le site de La Boutique de l’Histoire (librairie spécialisée, édition, livres d’histoire neufs et d’occasion: http://www.bhistoire.com/e20.htm (2001)].  

 Bernard GINESTE [éd.],
«Henri Manhès: K... L... B... ? (page écrite à Buchenwald, 1945)», in Corpus Étampois, http://corpusetampois.com/che-20-manhes-buchenwald.html, 2002.

     Frédéric-Henry MANHÈS, «Préface», in Maurice LAMPE, La Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes accuse à Nuremberg. Déposition officielle de M. Maurice Lampe,... le 25 janvier 1946 [in-16; 16 p.] , Paris, Edité par la F.N.D.I.R.P. (Impr. J.E.P.), sans date [1947].  

Sur le colonel Manhès  

     CHANCELLERIE DE LORDRE DE LA LIBÉRATION, «Henri Manhès» [notice biographique], in ID., Site de lOrdre de la Libération, http://www.ordredelaliberation.fr/fr_compagnon/639.html, 2002, en ligne en 2005.

Autres documents relatifs à la période 1939-1945

     COLLECTIF,
«Documents en ligne sur le pays étampois pendant la seconde guerre mondiale», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/index-39-45b.html, depuis 2004.


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