Corpus Littéraire Étampois
 
 
Paul Pinson
Deux Lettres inédites de Jabineau de la Voute
1896
 
  
     Nous rééditons ici un article de Pinson qui contient l’édition princeps de trois documents relatifs aux frères Jabineau. Moins bien armé que les chercheurs modernes, l’auteur confond ces deux frères en un seul et unique auteur à la personnalité chimérique, puisquà la fois janséniste et libertin. Cette étude reste pourtant précieuse, et la politique du Corpus Étampois est d’ailleurs de faire connaître à tous les travaux des grands érudits du passé, plutôt que de les piller tout en les accablant de reproches.
   
LETTRES INÉDITES
DE
JABINEAU DE LA VOUTE

     Henry Jabineau de la Voute [Erreur de Pinson: Henri n’a jamais porté le nom de terre «de la Voute», qui fut réservé à son frère aîné Pierre, auteur réel des Lettres découvertes et éditées par Pinson (B.G., 2003)] naquit à Étampes le 30 mars 1724, de Pierre Jabineau de la Voute, procureur au bailliage, prévôt, juge civil et criminel du prieuré de Saint-Pierre. Après avoir fait ses études à Paris, il entra chez les prêtres de la Doctrine Chrétienne à l’âge de seize ans et passa le temps de son noviciat dans leur maison de Saint Charles. Envoyé comme professeur au collège de Vitry-le-François, il en devint ensuite le recteur.
 
     Étant janséniste comme ses compatriotes les Hémard de Danjouan et l’abbé Michel Godeau, il refusa de signer le formulaire, et conséquemment il n’était pas entré dans les ordres. Mgr. De Choiseul-Beaupré, évêque de Châlons, l’ordonna prêtre et voici comment: Le feu ayant consummé la petite ville de La Fère-Champenoise faisant partie de son diocèse, il fit son possible pour secourir les incendiés. Un jour, conversant avec Poncet des Essarts, qui avait dépensé beaucoup d’argent pour soutenir l’église janséniste de Sainte Gertrude d’Utrecht, celui-ci lui dit: «Vous vous plaignez, Monseigneur, de manquer de bons sujets et vous les écartez par votre formulaire et votre bulle: vous avez à Vitry un M. Jabineau, doctrinaire excellent, ordonnez-le et je vous donne 20.000 francs pour vos incendiés.» Tout cela se fit.
 
     L’abbé Jabineau acquit une certaine réputation comme prédicateur et prêcha souvent à Paris et même à Châlons. Interdit en 1765 par Mgr. De Juigné, successeur de Mgr. De Choiseul, à cause de ses sermons fort goûtés dans le parti janséniste, il vint à Paris et fut interdit une seconde fois par Mgr. De Beaumont, qui avait quitté [p.61] l’évéché de Bayonne pour l’archevéché de Vienne, et ce dernier pour celui de Paris. L’abbé Jabineau, pour éviter des désagréments à ses confrères doctrinaires, sortit de sa congrégation et fut pourvu du prieuré d’Andelot, près de Chaumont en Bassigny, et d’une place de chapelain du chapitre de Saint-Benoit à Paris. Peu de temps après il obtint le grade de licencié en droit et se fit recevoir avocat au Parlement de Paris, le 19 décembre 1768, ainsi qu’il résulte de la pièce sur parchemin que nous possédons, dont voici la teneur:

     Me Henry Jabineau présenté par Me Jacques-François d’Orléan. (sic)
     Extrait  du registre et matricule des avocats reçus et jurés en la cour des céans au présent Parlement, commmençant le douze novembre dernier qui ont fait le serment accoutumé.
     Fait en Parlement, le dix-neuf décembre mil sept cent soixante-huit.
               Signé: Savin               Collationné: Langèle..

    Plus bas cette mention:

     Vu: la présente matricule de Me Jabineau qui m’a dit avoir choisy le 9e banc.
               Signé: Boys de Maisonneuve.          Ce 18 février 1769.


     Quelques années plus tard, l’abbé Jabineau ayant pris part à la querelle du Parlement avec le chancelier de Maupéou, fut mis à la Bastille où il demeura très peu de temps [Léon Marquis dit la même chose mais il faudrait voir s’il ne s’agit pas plutôt de son frère Pierre, ce qui paraîtrait en soi plus vraisemblable (B.G., 2003)]. Lorsque la Révolution éclata, il en fut d’abord un des plus chauds partisans; mais ensuite il combattit la constitution civile du clergé. Le 15 septembre 1791, il publia un journal intitulé: Nouvelles ecclésiastiques ou memoire pour servir à la constitution prétendue civile du clerge, qui dura jusqu’au 1er août 1792. Il mourut à Paris le 10 juillet de la même année, instituant pour exécuteur testamentaire son ami Me Meunier, avocat. Quérard, dans La France Littéraire, a donné la liste des nombreux écrits de l’abbé Jabineau.
 
     Les deux lettres que nous publions sont curieuses à plusieurs titres et prouvent que l’abbé Jabineau, quoique janséniste, avait des relations avec les hommes les plus distingués de son temps, et qu’il savait juger sainement les choses et rendre justice, non seulement aux écrivains dont les croyances religieuses étaient opposées aux siennes, mais encore à ceux dont la morale dans leurs écrits n’avait rien de l’austérité des disciples de Port-Royal. On va en juger. [Tout ce paragraphe dénote, de la part de Paul Pinson, une erreur de jugement qu’on a du mal à s’expliquer de la part d’un esprit ordinairement si fin et pénétrant: car il y a une impossiblité psychologique radicale à être simultanément libertin, comme l’était évidemment Pierre Jabineau, et sincèrement religieux, comme Henri le fut tout au long de sa vie. (BG., 2003)]

Paul PINSON.
[p.62]
LETTRE AU COMTE MALVASSI


A Monsieur le Comte Malvassi,
          de l’Académie royale des Sciences de Paris,
                    à Bologne.

Paris, ce 14 juin 1774.

               Monsieur le Comte,

     Je proffite du départ de M. Zanuzzi pour avoir l’honneur de répondre à celle que j’ai reçüe il a quelques mois. Je n’aurois pas pu le faire plus tôt, attendu que depuis le 6 septembre dernier, je n’ai pas quitté le lit ou la chambre. On m’a fait quatre fois l’opération de la taille, et on m’a tiré beaucoup de pierres. Heureusement je crois en être débarrassé pour toujours, mais la playe n’est pas encore fermée, et je ne sors point. Quand je me ferai peindre, je ferai mettre au bas de ma figure cette inscription italienne:  

Rittrato d’un povero diavolo, nella di cui vesica sono piu pietre
Che non sono pidocchi nella tonaca d’un Capuccino.

     Je ne vous donnerai point, Monsieur le Comte, des nouvelles de notre Cour, vous aurez sçu par les papiers publics la mort du Roi, et vous devinez facilement que cela a dû produire à la Cour bien des changements; ils ne sont encore que commencés, et on croit qu’il y en aura par la suite beaucoup d’autres, il n’y a pas encore de Ministres déplacés, mais cela viendra: Au reste notre jeune Roi commence son règne d’une manière bien propre à lui gagner le cœur de ses sujets: non seulement il a fait remise d’un impôt qu’on appelle joyeux avènement, ce qui se paye à l’arrivée des Rois au throsne (1), mais il a promis d’acquitter toutes les dettes de son ayeul. Outre cela il veut mettre beaucoup d’économie dans sa dépense, il a réformé beaucoup de chevaux et d’équipages de Saxe (sic), et il paroît ne point aimer le luxe ni la dépense. Mais ce qui fâchera beaucoup nos agréables et les demoiselles de l’Opéra, c’est que le roi montre une grande sévérité de mœurs, qu’il veut que les maris vivent en bonne intelligence avec leurs femmes, et qu’on n’affiche point, comme on fait, le libertinage et la débauche. M. le Prince de Condé vivoit avec Madame de Monaco, le Roi lui en a fait reproche, et lui a dit qu’il ne falloit point troubler un ménage, ni enlever une femme à son mari. M. le Prince de Condé s’est excusé en disant que c’étoit un ancien attachement et qu’il ne lui étoit pas possible de s’en défaire. L’absence, a dit le Roi, est le meilleur remède en pareil cas, ainsi je vous conseille d’aller passer quelque temps à Chantilly. Effectivement le Prince est parti le lendemain pour y aller. Vous comprenez bien, Monsieur, que quand on traite ainsi les plus grands seigneurs, les autres n’auront pas beau jeu à mener une conduite scandaleuse.

     Pour la Reine, elle seroit adorable et charmante quand elle ne seroit qu’une bourgeoise, jugez combien elle l’est davantage avec la qualité de Reine.

     Il n’y a point de nouvelles dans la Littérature; car c’est toujours la même décadence [p.63], le mauvais goût augmente tous les jours, et dans cent ans les gens de lettres seront aussi loin des bons écrivains du siècle de Louis XIV, que les vers de l’abbé Pedrini sont loin de ceux du Tasse et de l’Arioste. Le pauvre M. de Voltaire va toujours, et son hyver est plus fleuri  que le printemps de tous nos autres poètes. Je vous envoye une petite pièce de vers qu’il vient de faire, et qui porte à 80 ans toute la fraîcheur et les grâces d’une muse de vingt ans.

Vers de M. DE VOLTAIRE à Madame DU DEFFAND.

Eh quoi! vous êtes étonnée

Qu’au bout de quatre-vingts hivers,
Ma muse faible et surannée
Puisse encor fredonner des vers!

Quelquefois un peu de verdure
Rit sous les glaçons de nos champs;
Elle console la nature,
Mais elle est sèche en peu de temps.

Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours;
Mais sa voix n’a plus rien de tendre:
Il ne chante plus ses amours.

Ainsi je touche encor ma lyre,
Qui n’obéit plus à mes doigts;
Ainsi j’essaie encor ma voix
Au moment même qu’elle expire.

«Je veux dans mes derniers adieux
Disait Tibulle à son amante,
Attacher  mes yeux sur tes yeux,
Te presser dans ma main mourante.»

Mais quand on sent qu’on va passer,
Quand l’âme fuit avec la vie,
A-t-on des yeux pour voir Délie,
Et des mains pour la caresser?

Dans ces moments chacun oublie
Tout ce qu’il a fait en santé,
Quel mortel s’est jamais flatté
D’un rendez-vous à l’agonie?

Délie elle-même à son tour,
S’en va dans la vie éternelle,
En oubliant qu’elle fut belle,
Et qu’elle vécut pour l’amour. [p.64]

Nous naissons, nous vivons, bergère,
Nous mourons sans savoir comment.
Chacun est parti du néant:
Où va-t-il? Dieu le sait, ma chère!

     Qu’en dites-vous, M. le Comte, vous qui aimez les beaux vers? Ne trouvez-vous pas dans ceux-ci toute l’harmonie, la douceur et l’élégance qui caractérisent les autres pièces fugitives de M. de Voltaire. Il y a à la fin un petit trait d’impiété, mais c’est le cachet qu’il met aujourd’huy à tous ses ouvrages. A propos d’impiété, voicy de jolis vers où il n’y en a point, puisqu’on demande pardon à Dieu de son péché.

Vers de M. DE LA FAYE à Madame la marquise DE GONTAULT.

        C’étoit un jour de Fête-Dieu

        Qu’aux grands Cordeliers, à la messe,
        Je vis entrer en ce saint lieu,
        Gontault, des amours la déesse.
Quoi qu’en suite priant d’un modeste maintien,
Elle semblât de Ciel méditer la conquête,
Pardonne-lui, grand Dieu, car le tort fut tout mien;
Un moment, j’oubliai de qui c’étoit la fête.

     Je joins mes remerciements, Monsieur le Comte, à ceux que ma voisine vous fait pour les beaux et nombreux saucissons que vous nous avez envoyés; ils se sont trouvés excellemment bons, et M. Zanuzzi qui en a goûté vous en dira des nouvelles. Pour moi, je n’ose me livrer au plaisir que j’aurois à en manger parce que je crains toutes les choses salées. Adieu, Monsieur le Comte, conservez-moi, je vous prie, une petite place dans votre souvenir, et donnez-nous des nouvelles de votre santé. Croyez que l’éloignement n’a rien changé à l’attachement que je vous ai voué, et qu’en quelque temps que ce soit vous trouverez toujours en moi un serviteur toujours rempli d’estime pour vos talens, vos connoissances et vos belles qualités, de reconnoissance pour toutes vos bontés, de regret de votre absence, d’empressement pour vous revoir et de tous les sentimens respectueux et sincères que vous méritez.

Jabineau de la Voute
LETTRE A D’ALEMBERT


A Monsieur d’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie françoise.

     Je sors de chez moi, Monsieur, pour avoir l’honneur de vous voir; si je n’ai pas le bonheur de vous rencontrer, je laisserai ma lettre. L’objet de ma visite est de vous présenter un exemplaire des Œuvres de M. Colardeau. Recevez-le, je vous prie, Monsieur, non seulement comme un hommage rendu à l’Académie françoise, en la personne de son chef, mais comme un témoignage de mon respect [p.65] et de mon estime pour vous. Je n’ai point à vous demander grâce pour l’auteur: le choix que vous aviez fait de lui prouve le cas que vous faisiez de sa personne et de ses ouvrages; mais je sollicite votre indulgence pour l’Editeur qui a fait de son mieux, mais qui croira n’avoir bien fait que quand il sçaura que vous en êtes content. Il manquera toujours à un ouvrage une vie de l’auteur, c’est à vous, Monsieur, qu’il faudra s’en prendre, si elle n’est pas aussi intéressante qu’elle l’auroit été, si vous aviez bien voulu prendre la peine de la faire (2).

      J’ai l’honneur d’être, avec le sentiment que je vous ai voué,

               Monsieur

          Votre très-humbre et très-obéissant serviteur.

      Ce 14 février 1779.

Jabineau de la Voute

Notes de Paul Pinson

     (1) Cet impôt a été évalué à 24 millions [1896!].

     (2) Le poète Charles-Pierre Colardeau est né à Janville (Eure-et-Loir) en 1732. Il fut élu à l’Académie française au commencement de l’année 1776, et mourut à Paris le 7 avril de la même année avant qu’il eût été reçu. Ses œuvres ont été recueillies et publiées pour la première fois à paris, en 1779, chez les libraires Ballard et Lejay, en 2 vol. in-8°, avec figures, par l’abbé Jabineau [erreur de Pinson: par son frère Pierre] qui les a fait précéder d’une notice biographique sur l’auteur. Cette édition est recherchée des curieux .
Source: édition Pinson de 1896, saisie en mode texte par Bernard Gineste, septembre 2003.
 
 
     
BIBLIOGRAPHIE

Éditions

     0) Comme le premier éditeur ne mentionne pas sa source, on peut supposer, mais sans la moindre certitude, que l’original de cette lettre appartenait à sa collection personnelle, détruite à Douai lors des événements de la Grande Guerre.
 
     1) Paul PINSON [éd.], «Deux lettres inédites de Jabineau de la Voute», in Bulletin  de la Société historique & archéologique de Corbeil, d’Étampes et du Hurepoix, 2e année (1896), pp. -60-65

     2) Bernard GINESTE [éd.], «Paul Pinson: Deux lettres inédites de Jabineau de la Voute (1796)» [contenant une notice intéressant en fait Henri Jabineau], in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-18-jabineau1896pinson.html, septembre 2003.

     Nous éditons aussi ces lettres dans deux pages à part, pour leur donner ultérieurement des notes de notre cru, ou de qui voudra, et les augmenter éventuellement de nouvelles lettres qu’on nous signalerait, comme celle qui est conservée par la Comédie-Française:

     2a) Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Jabineau: Lettre au comte Malvassi (1774)», in Corpus Étampois,http://www.corpusetampois.com/cle-18-pjabineau-lettreamalvassi.html, 2003.

     2b) Bernard GINESTE [éd.], «Pierre Jabineau: Lettre à d’Alembert (1779)», in Corpus Étampois,http://www.corpusetampois.com/cle-18-pjabineau-lettreadalembert.html, 2003.
       
 Sur Pierre Jabineau

       Voir pour l’instant notre bibliographie générale sur les Jabineau.
 
Merci de nous communiquer tout autre donnée disponible. 
 
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