Corpus Littéraire Étampois
 
Louise Abbéma
Visions de Paris
article pour Femina, 1903
     Louise Abbéma à Paris (3 clichés)
AUX TUILERIES, DEVANT LE BASSIN.
     S’il vous arrive un matin de traverser les Tuileries, vous apercevrez sûrement Mlle Louise Abbéma, accompagnée de son fidèle caniche.
AU MARCHÉ AUX FLEURS DE LA MADELEINE.
     C’est là que souvent Mlle Louise Abbéma, qui pour rien au monde ne manquerait un «marché», va chercher ses modèles.
DEVANT LA PLACE DE LA CONCORDE.
     Accoudée sur une des balustrades de la terrasse du Jeu de Paume, l’artiste note sur sa palette les nuances subtiles du plus parisiens des décors.
 
     Le magazine Femina consacre à Louise Abbéma une page et demie de son numéro du 1er novembre 1903. L’artiste, née à Étampes en 1853, est alors âgée de cinquante ans.
 

Visions de Paris, par Louise Abbéma.


     Mlle Louise Abbéma est parisienne dans l’âme. Ce sont les paysages et l’atmosphère de Paris qu’elle aime. Femina lui a donc demandé de décrire ses impressions parisiennes et voici la délicieuse page que l’éminente artiste a bien voulu tracer pour nos lectrices. Celles-ci ne manqueront pas d’y goûter un vif plaisir et de constater en la lisant, que le peintre exquis des fleurs s’entend aussi bien à manier la plume que le pinceau de l’artiste.
     Je demandais un jour à la fillette d’une de mes amies quelles étaient ses occupations à la pension.

     «J’attends qu’on sorte», me répondit-elle. A vous, mon cher directeur, qui me demandez ce que je fais pendant les vacances, je répondrai:

     «J’attends qu’on rentre!»

     En effet je le subis sans l’admettre, ce snobisme qui pendant deux mois d’été nous condamne à nous séparer de tout ce que nous aimons pour aller faire tout ce que nous n’aimons pas, à quitter un intérieur arrangé convenablement et conforme à nos goûts où chaque bibelot est un ami, pour transporter notre domicile dans d’inconfortables hôtels et à de banales tables d’hôte après nous être fait secouer pendant un nombre d’heures plus ou moins long dans d’odieux chemins de fer.

     Aussi prévoyant les délices qui m’attendent pendant la saison «des vacances» je ne quitte Paris que quand Paris me quitte, semblable à ces passionnés du théâtre qui ne quittent la salle que quand les ouvreuses recouvrent les fauteuils et les loges.

     Alors seulement, lorsque je vois que je ne peux plus faire autrement, suivant le mouvement que je blâme, je me décide à partir pendant le moins de temps possible regretter la rue de la Paix, à la campagne ou sur la plage.

     Puis, je rentre à Paris retrouver mon cher «chez moi», me penchant à la portière du wagon qui me ramène afin d’apercevoir plus tôt la tour Eiffel.

     Je suis atteinte, comme vous le voyez d’une Parisite à la fois aiguë, chronique et incurable, et si Femina veut faire de moi un portrait ressemblant, il faut qu’elle se résigne à le peindre à Paris, car hors de lui je n’existe pas.

     A la campagne, à la mer, je peux faire des études, mais pour exécuter un travail pensé, composé, il me faut l’atmosphère de Paris, atmosphère un peu grisante, capiteuse comme un bon vin, mais tonique et fortifiante comme lui. Cet air si calomnié contient un fluide spécial absolument nécessaire à ma santé intellectuelle. Il est si imprégné d’activité, d’esprit et de force qu’il communique à celui qui le respire l’ardeur et l’amour du travail.

Louise Abbéma à Paris (3 clichés)
UNE FAÇON ORIGINALE DE TRAVAILLER.
     Un paysage parisien rencontré au hasard plaît-il à l’artiste ? Elle fait aussitôt arrêter sa voiture, prend ses crayons et ses pinceaux et se met à l’étude, tandis que le cocher, philosophe, rêve posément sur son siège.
     Aussi avec quel entrain prend-on sa palette et ses pinceaux au retour d’une de ces promenades matinales où on circule, au hasard de la fantaisie, du boulevard Haussmann à la Madeleine, des Champs-Elysées à la rue de la Paix!

     Que de visions charmantes on rapporte de ces courses à travers la ville!!

     C’est la place de la Concorde avec ses palais, ses fontaines, les Champs-Elysées, l’Arc de Triomphe et sur tout ce merveilleux ensemble, l’enveloppe de cette légère brume délicate et nacrée, spéciale à Paris, qui adoucit les angles et opalise les tons comme une voilette de gaze poétise sans les cacher les traits d’une jolie femme.

     Puis c’est l’incomparable décor du Paris d’autrefois vu du pont des Saints-Pères, l’lnstitut, le Pont-Neuf, la Cité, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, tandis que le Paris nouveau nous apparaît du pont de la Concorde avec le grand et le petit Palais, le pont Alexandre et le Trocadéro [p.716] comme toile de fond. Enfin les Tuileries, les jardins, les squares fleuris en
toutes saisons, qui égaient de leur note brillante le ton gris des maisons, comme un bouquet de corsage relève de son éclat une toilette un peu sombre.

     Dans cet incomparable décor, unique au monde, toute une figuration élégante vit, passe, s’agite, circule, pour le plus grand plaisir des yeux de l’artiste qui voit se succéder devant lui mille visions exquises et une suite ininterrompue de tableaux charmants.

     Pour les peintres de fleurs, où en trouveront-ils d’aussi belles que celles qui s’épanouissent aux vitrines des fleuristes du boulevard Haussmann ou de la rue Royale? Fleurs parisiennes ignorantes de saisons, et qui en plein hiver nous réchauffent les yeux en nous faisant croire au printemps éternel; folles orchidées, chrysanthèmes échevelés énormes, couleur or, de rouille et de feu, hottes de roses invraisemblables, floraison de rêve qui semble ne pas se douter qu’il fait 3 degrés au-dessous de zéro!

     Etalage de fruits improbables où les fraises poussent en janvier et les pèches en mars. Pour l’artiste amoureux des délicats accords de ton, où trouvera-t-il de plus harmonieux assemblages de couleurs que dans les vitrines où les étoffes de soie, de velours, de satin se drapent et s’arrangent pour le plaisir des yeux?

     Et les ruissellements de pierreries et des joyaux, les feux mêlés des diamants, des rubis, des opales, ne nous enseignent-ils pas l’art des reflets et des richesses du ton?

Portrait de Louise Abbéma
PORTRAIT DE Mlle LOUISE ABBÉMA.
Cl. Boissonnas et Tamponnier.

     C’est à ces sources du beau sous toutes ses formes que celui qui sait comprendre et aimer Paris, peut puiser ses aspirations et poursuivre son rêve d’art sans éprouver le besoin de dépasser l’enceinte des fortifications.
   
     Cependant, je ne voudrais pas qu’on puisse croire que cet amour pour Paris est exclusif au point de supprimer en moi toute autre admiration. Je comprends le charme des matinées grises sur les étangs que décrivit Corot avec un art si subtil, avec une vision si tendre, le mystère des grands bois qui se colorent d’or et de feu sous le pinceau de Rousseau.

     J’aime surtout passionnément la mer, la grande mer éternellement jeune, éternellement nouvelle, toujours vivante et belle, ravissante au coucher du soleil.

     Mais ce soleil caresse de la même lumière ardente et chaude mes chers Parisiens. S’il est beau nappant la mer de taches de sang, il est sublime in ondant d’or les vieilles pierres de l’Arc-de-Triomphe, et charmant irradiant le sable des avenues du Bois.

     Musset l’a dit:
     Il faut en ce bas-monde aimer beaucoup de choses,
     Pour savoir après tout ce qu’on aime le mieux.


     Eh bien, je le sais ce que l’aime le mieux! c’est Paris, ce Paris qui sait nous rendre en joies l’amour que nous avons pour lui.

     A d’autres les grands horizons, la passion des voyages et des aspects nouveaux. Je trouve, moi, la vie trop courte pour la disperser ainsi.

     Et puis, que voulez-vous: il y a des gens qui préfèrent aux plus beaux spectacles du monde le clocher de leur village. Je suis ainsi, avec cette excuse que mon clocher, c’est les tours Notre-Dame!

Louise Abbéma à Paris (3 clichés)
UNE FAÇON ORIGINALE DE TRAVAILLER.
     Un paysage parisien rencontré au hasard plaît-il à l’artiste ? Elle fait aussitôt arrêter sa voiture, prend ses crayons et ses pinceaux et se met à l’étude, tandis que le cocher, philosophe, rêve posément sur son siège.

Signature de Louise Abbéma
Louise Abbema

Source: saisie de l’original par B.G., juin 2007.
BIBLIOGRAPHIE PROVISOIRE
 
Éditions
     
     Louise ABBÉMA, «
Visions parisiennes» [avec 5 clichés de Louise Abbéma dont un portrait par Boissonnas et Tamponnier et une signature en fac-similé], in Femina III/67 (1er novembre 1903), pp. 715-716.
  
     Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Visions parisiennes (article pour la revue Femina, 1903)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-20-abbema1903visionsdeparis.html, 2007.
    
Autres textes de Louise Abbéma ou sur elle

     J.K. HUYSMANS, «Salon de 1879, chapitre VIII», in Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Portrait de Mlle Samary (1879)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema009.html#huysmans1879 2004.

     J.K. HUYSMANS, «Salon de 1882», in Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Les quatre saisons (1882)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema010.html#huysmans1882, 2004.

     Bernard GINESTE [éd.], «Georges Feydeau: Le Ruban II, 7-8 (allusion à l’homosexualité de Louise Abbéma, 1894)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-feydeau-rubanabbema.html, 2002.

     Bernard GINESTE [éd.],
«Louise Abbéma: Nuit japonaise (sonnet, 1894)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-abbema1894nuitjaponaise.html, 2004.

     Bernard GINESTE & François BESSE, «Charlotte O’Connor Eccles: Louise Abbéma (an interview, 1895)» [texte anglais original et traduction], in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-19-eccles1895abbema.html, 2007.

     Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Lettre sur Louise Contat (1902)», suivi de «Différents érudits (D. C., Sir Graph, Nauroy, Arthur Pougin, Renaud d’Escles, J. G. Bord, Louise Abbéma): Enquête sur Émilie et Louise Contat (1904)» in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/che-19-abbema-louisecontat.html, 2003.

     Bernard GINESTE [éd.], «Robert de Montesquiou: Abîme (vers satiriques contre Louise Abbéma, 1919)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cle-20-montesquiou-abime.html, 2002.

     Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma: Billet à Émile Fabre (carte autographe)», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema058.html, 2003. 

Sur Louise Abbéma

     Bernard GINESTE [éd.], «Quelques œuvres de Louise Abbéma», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema.html, 2003-2007.

     Bernard GINESTE [éd.], «Louise Abbéma (1853-1927): Une bibliographie», in Corpus Étampois, http://www.corpusetampois.com/cbe-louiseabbema.html, 2003.
   
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